HAMMERSTEIN VI
Beaucoup de Français et pas mal de Belges travaillent à Hammerstein, les
uns comme charpentiers ou boulangers, les autres comme porteurs de
charbon, horlogers, électriciens et que sais-je encore. Ce sont eux qui
passent «la marchandise» dans le camp pour la mettre en vente sur le
Marché aux Puces.
Qu'ils soient Belges, Français, Polonais, plus tard Yougoslaves et
Russes, tous connaissent ce marché. Ils savent que les choses les plus
invraisemblables y sont à vendre ou à troquer
On s'y procure des gourdes, des montres, des bagues et des souvenirs, du
linge et du pain aussi bien que de la saucisse, du fromage, du lard, des
œufs et des cigarettes, voire même le « schnaps » allemand, à une seule
condition : avoir de l'argent !
Nous savons tous qu'une punition sévère attend celui qui serait pris
ayant un de ces objets sur lui. Peu importe, on ne résiste pas d'aller
voir une fois le « marché aux puces » lorsqu'on possède le nécessaire
pour y faire une « petite affaire »
Tous ces articles de luxe sont réservés à ceux qui gagnent de l'argent
comme les « Dolmestscher » les travailleurs et les employés de la «
Kartei ». Le paiement se fait en argent de camp, le « Lagergeld », une
monnaie spéciale éditée pour les camps des prisonniers
Nous, les pauvres, nous ne pouvons que troquer au marché. Par exemple
une nouvelle chemise contre un vieux pull-over C'est ainsi que je troque
un jour, mon ceinturon en cuir contre deux tranches de pain gris, une
paire de bottines contre cinq marks, ce qui vaut presque la
moitié d'un pain civil.
Après quelques semaines, mon inventaire s'est tellement rétréci que je
dois cesser toute activité de ce genre après avoir échangé ma dernière
chemise de réserve contre quatre tranches de pain, Une chose est
certaine, ce marché aux puces n'est qu'une grande tricherie, mais...que
voulez-vous ? Des articles de qualité n'y sont évidemment pas à vendre.
Acheter marchander et présenter, tout cela se fait en silence et par des
gestes. Il suffit, quand on a quelque chose à vendre, de s'arrêter à
proximité d'un petit groupe, de regarder une fois autour de soi et puis
de montrer un coin de l'objet à vendre en le sortant un peu de la poche
ou des plis du manteau. Un amateur se présente en vous, indiquant son
prix à l'aide des doigts. A vous d'accepter ou de refuser son offre par
le signe conventionnel de la tête.
De temps en temps, l'apparition d'une patrouille interrompt brusquement
les activités. Les marchands se dispersent dans toutes les directions et
chacun fait semblant qu'il n'a rien à voir avec son voisin qu'il vient
de croiser « par hasard » en chemin. A ces occasions, il y a bien
quelques coups de matraque qui tombent à gauche et à droite quand les
gardiens sentent que la proie leur échappe.
Le jeu ne se termine pas toujours de cette façon, parfois la surprise
est telle, que les marchands n’ont plus le temps de s'échapper, ceux qui
sont pris se voient confisquer leur marchandise et placés sans coup
férir au cachot.
A des époques, régulières, toute la compagnie de garde est relevée afin
d'éviter que certains gardiens ne fassent du commerce avec les
prisonniers Malgré tout, ces cas ne sont pas uniques.
De nouvelles patrouilles et sentinelles ont d'autres habitudes et
souvent d'autres prescriptions. Avant de reprendre les activités du
marché aux puces, il est essentiel d'étudier d'abord, les nouveaux
venus.
La sévérité et la façon d'assurer la garde diffèrent nettement d'une
compagnie de garde à l'autre ou d'une arme à l'autre.
Encadrée des couleurs nationales, la photo de notre roi dessinée
patiemment pend dans notre baraque, et est tolérée par les soldats de la
« Wehrmacht », l'armée régulière, mais par contre, elle sera arrachée et
détruite par les SS, dès qu'une compagnie de ces Teutons viendra assurer
la garde. Pendant le mois de décembre, des SS viennent nous garder. De
suite, la vie change car, au moindre mouvement suspect pour eux, ils
tirent même sans, avertissement. Décidément, nous sommes moins que des
bêtes pour ces barbares. A deux reprises, je suis témoin d'une
fusillade. Au cours de l’une d'elles, un camarade polonais venant du
marché aux puces et voulant rentrer dans une baraque fut touché d'une
balle dans le dos. La victime s'écroula, tuée sur le coup, tandis qu'un
demi pain sortant des plis de son manteau roulait à terre. Il payait de
sa vie le pain qu’il venait d’acheter pour continuer à vivre.
Ce n’est pas seulement au marché confus et la chasse à l’homme, non,
toute la journée et dans tous les coins, on entend « Halt stehen bleiben !
Aufmachen ! ». Si l’inspection reste sans résultat, un cinglant «weiter
» vous fait comprendre que vous avez tout intérêt à disparaître le plus
vite possible
Une de leurs spécialités est bien le rassemblement de longues durées. En
effet, ils prennent un malin plaisir à nous rassembler, soit par
baraque, soit par nationalité, en rang, alignés et immobiles. Cette
inspection répétée et recommencée nous oblige de rester immobiles par
une température mordante et cela parfois pendant des heures. Habillés
comme nous le sommes de notre tenue militaire belge, déjà fort usée.
Un certain jour les Français de la baraque 5 sont en tête d’un
rassemblement agaçant. Transi de froid et fatigué, un malheureux quitte
les rangs d’un pas. Aussitôt l’un des SS postés derrière la file, lui
tire une balle dans la jambe. Un cri rauque, la chute d’un corps qui
s’écroule, des camarades qui relèvent l’infortuné et le transportent à
l’infirmerie d’où quelques jours plus tard, il sortira appuyé sur des
béquilles, la jambe amputée.
Voilà le sort guettant chacun de nous, lors d’un moment de malchance ou
de perte de contrôle de ses mouvements.
La journée d’un pareil événement est caractérisée par une tension aiguë
parmi les prisonniers. Les mouvements sont plus nerveux les regards plus
durs et les paroles plus brutales. Les Allemands le savent. Un gardien
isolé ne se risque pas dans les baraques. On renforce les patrouilles
jusqu’au nombre de six ou de huit pour inspecter les coins mêmes les
plus éloignés du camp.
Dans une telle diversité de gens et parmi des milliers d'hommes de tous
genres et de moralité différente, il y en a bien entendu, qui tentent
tout comme dans la vie normale de vivre sur le compte des autres. Un
exemple de ces misérables était pour nous un Français, qui se disait
avocat de métier. Connaissant la langue allemande, il était un des «
Dolmetscher » à la « Kartei », un interprète protégé par les Allemands.
Ce crapuleux ne se contentait point de la double ration de soupe qu'il
recevait pour ses services d'interprète, non. Il attendait au soir ceux
qui rentraient du travail pour leur acheter les pains afin de les
revendre dans les baraques à des prix impossibles. Un pain qu'il avait
payé deux «Reichmark» était en vente, chez lui pour quinze Marks. Il
avait de l'argent plein les poches, et en voulait encore plus, par
n'importe quel moyen. Jamais la moindre pitié, jamais une demi tranche
de pain pour un malade, un égoïste de la pire espèce Des belles chansons
ne durent pas longtemps, et une fois connu par les Belges, il sera
littéralement jeté hors de la baraque.
La façon dont il a été «mis dehors», lui enlève le goût d'y faire encore
là moindre apparition.
Ce genre de mercenaires qui exploitent la misère des plus malheureux, en
vendant du pain à un mourant de faim, sont les hyènes des camps.
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