CAMP de SISSONNE (AISNE) Juillet
1933



MOBILISATION, GUERRE 39-40,
Mobilisé dès le 28 Août 1939, André
TOISON laisse femme et enfants, mes deux frères aînés âgés seulement de
quelques mois. Il est affecté avec le matricule 356, à la 352e
Compagnie Auto de Quartier Général rattachée au 2ème Corps
d’Armée. Cette compagnie constituée à Argoeuves près d’Amiens est
composée de diverses sections de commandement et de services généraux
dont un service de santé et d’une section sanitaire automobile. C’est
dans cette dernière que mon père va se retrouver sous le commandement
du lieutenant Camille Prévost. Il devient donc ainsi ambulancier et
théoriquement « combattant neutre » sous la protection de la
convention de Genève. Lors de l’offensive de la Sarre début septembre,
le 2ème C.A. viendra en position de soutien et sera cantonné
à Lisle-En-Rigault dans la Meuse. Au printemps 1940, la situation du 2ème
C.A. va évoluer puisqu’il vient renforcer la IXème Armée issu du
Détachement des Ardennes commandé par le Général Corap. En mars 1940,
il constitue l’aile gauche de cette armée et est stationné dans le nord
de l’Aisne.
La 352ème Compagnie est
positionnée à Mont-Notre-Dame, une petite bourgade située entre
Soissons et Reims. La section sanitaire lourde a réquisitionné le
moulin du village, dont M. Chopin est le propriétaire. Les jours sont
encore tranquilles en cette période de « drôle de guerre » et
mon père n’a que quelques dizaines de kilomètres à faire pour venir,
une dernière fois du 9 au 20 mars, en permission de détente à
Château-Thierry.
MONT-NOTRE-DAME


Face à l’attaque des troupes allemandes
massées aux frontières des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg et
en riposte à leur avancée vers l’ouest, c’est le « plan
Dyle » mis au point de longue date par le GQG français qui est
déclenché au petit matin de ce vendredi 10 mai 1940.
Conformément à ce plan, la VIIème Armée
du Gal Giraud prend position au nord d’Anvers, l’armée belge, le corps
expéditionnaire anglais ainsi que la Ière Armée du Gal Blanchard
défendent une ligne Anvers-Namur, la IXème Armée du Gal Corap en
pivotant autour de son aile droite termine ce dispositif de Namur à
Mézières.
Le 2ème C.A. quitte son
cantonnement dans l’après-midi du 10 et vient se positionner au sud-est
de Charleroi.
La 352ème Compagnie de mon
père arrive dans la journée du 11 à Thy-le-Château, un petit village au
sud cette fois de cette même ville. Ils sont en position de soutien
assez loin des premières lignes et de leur QG. Ils ont pénétré en
Belgique d’une vingtaine de kilomètres. Devant eux, plein Est, la Meuse
à 30 km.
Comme chacun sait, c’est précisément dans
ce secteur de la Meuse entre Namur et Dinant et pratiquement
simultanément autour de Sedan, que les lignes françaises vont être
percées.
Lors des violents combats sur la Meuse
entre le 12 et le 14 mai, ce sont probablement plusieurs milliers de
soldats qui sont blessés ou tués uniquement pour ce secteur tenu par la
IXème Armée entre Namur et les Ardennes. Contrairement à ce que
répétait souvent mon père « il n’est pas monté en Belgique
pour rien », même s’il plaçait surtout cette réflexion sur le
plan d’une stratégie militaire effectivement assez aléatoire.
La section sanitaire lourde à laquelle
appartient André TOISON, est positionnée en tant que groupe
sanitaire d’évacuation. Située à distance du front, elle reçoit les
blessés amenés par les ambulanciers des unités de combat. Dès leur
installation à Thy-le-Château, les autorités militaires françaises
savent que la ligne de défense qui se met en place sur la Meuse va
recevoir l’impact des troupes allemandes. Ils s’organisent donc en
conséquence et réquisitionnent différents bâtiments communaux comme les
écoles de garçons et de filles ou le séminaire des Pères Blancs pour
les transformer en centres d’hébergement pour leur service sanitaire ou
en hôpitaux de première urgence. Les médecins pourront ainsi y traiter
les cas les plus simples et pour les blessés demandant une prise en
charge plus conséquente assurer leur transport vers des hôpitaux de
l’arrière mieux équipés.
C’est dans ce contexte que mon père va
être amené à faire la liaison très fréquemment avec les établissements
hospitaliers d’Avesnes sur Helpe ou de Maubeuge. En sachant que tous
ces lieux seront les jours suivants réduits en champs de ruines par les
bombardements incessants de la Luftwaffe qui prend pour cible tous les
convois qu’ils soient civil, militaire ou même sanitaire. Dès le
mercredi 15 mai, l’ordre de repli est donné à la IXème Armée par le Gal
Corap, quelques heures avant son remplacement par le Gal Giraud.
Pour André TOISON, ce retour s’effectue
donc par une route qu’il commence à malheureusement bien connaître. Le
convoi composé des douze ambulances de la section arrive à Maubeuge
dans la soirée du 15. C’est le lendemain, que l’aviation allemande
allait écrire l’une des plus terribles pages de l’histoire de cette
place forte du Nord. Le bombardement allait durer toute la journée.
La ville est à feu et à sang. Le soir, il
ne reste plus que deux véhicules sur les douze mais aucune perte
humaine n’est à déplorer dans les rangs de la section sanitaire.
Terrible journée au cours de laquelle les brancardiers militaires ont
été mis à rude épreuve. Je n’ai pas souvenir que mon père en ait
souvent parlé, lui qui nous a tant raconté par la suite cette période
de sa vie. Il a dû pourtant prendre quelques risques malgré tout
puisqu’il fera l’objet d’une « proposition de citation pour
sa belle conduite » ce jour-là. Il ne sera pas promu à cette
distinction et personne ne sait ce qui s’est précisément passé à
Maubeuge pour ces hommes en cette journée si particulière.
En attendant, dès le lendemain ils
reprennent la route avec leurs deux véhicules restants, vers le
sud-ouest en direction du Cateau-Cambrésis.
Je pense que c’est à partir du vendredi
17 mai et de leur départ de Maubeuge que les évènements deviennent
vraiment chaotiques pour ce groupe auquel mon père appartient encore.
Ils poursuivent leur tâche de sauveteurs malgré qu’ils soient « assez
déprimés moralement et physiquement » comme ils l’écriront
plus tard. Il ne leur reste plus désormais que l’énergie du désespoir.
Arrivée au Cateau dans la journée du 17,
la section se divise alors en plusieurs groupes pour effectuer des
évacuations vers différents hôpitaux. Le petit groupe dans lequel se
trouve André TOISON est commandé par le sergent Sylvio Nonin. Ils se
connaissent bien pour avoir fait leur service militaire ensemble à
Dieuze. Ils se répartissent dans les deux ambulances encore en leur
possession et descendent jusqu’à Bohain.
Le samedi 18, ils rejoignent Wassigny
dans le nord du département de l’Aisne où se trouve par ailleurs,
l’Etat-major de la IXème Armée. Les deux dernières ambulances sont
envoyées dans la journée vers un hôpital d’Amiens avec un chargement de
blessés accompagné d’une partie des ambulanciers. Dans la soirée, ils
ne sont plus alors que cinq de la section sanitaire à rester à
Wassigny, le sergent Nonin, les brigadiers Laneuville et Laumon et les
conducteurs Simon et Toison.
C’est vers 22h, qu’ils se voient
attribuer une camionnette réquisitionnée. Mission leur est donnée
d’évacuer une dizaine de blessés. Ils réussissent tant bien que mal à
installer tout le monde dans le véhicule, les brancardiers restant sur
les marchepieds accrochés aux portières et prennent la direction de
Bohain à une dizaine de kilomètres. Ce sera leur dernière équipée,
puisque très vite cette nuit-là ils vont se trouver confrontés à des
colonnes de panzers circulant à grande vitesse vers l’ouest. Ils vont
alors tenter de franchir ce qui constitue maintenant les lignes
ennemies. Après avoir déposé leurs blessés à Bohain, ils doivent
également abandonner leur véhicule à court d’essence. Le
sergent Nonin récupèrent deux nouveaux véhicules dans lesquels des
blessés sont encore pris en charge. Le petit groupe se scinde alors en
deux : d’un côté le brigadier Laneuville et le sergent Nonin et
dans le second véhicule le brigadier Laumon, le conducteur Simon et mon
père. Les deux véhicules roulent ensemble dans la direction de Péronne
qui est déjà aux mains des allemands. Ils tentent d’éviter les grands
axes maintenant fréquentés par les troupes de la Wehrmacht et les
panzers de Rommel. Ils traversent Beaurevoir, village au nom
prédestiné, l’un des derniers de l’Aisne avant d’entrer dans la Somme.
Aux premières lueurs de l’aube en ce
dimanche 19 mai, ils approchent du Catelet, une petite bourgade d’un
peu moins de 200 âmes sur la nationale 44 entre Saint-Quentin et
Cambrai. Ils sont probablement englués dans quelques autres troupes
épuisées qui battent en retraite. Et c’est là, au moment où ils
s’approchent de ce groupe de maisons que les balles ennemies sifflent
au-dessus des véhicules… Fin de partie. En sortant de leur véhicule
avec le sigle de la Croix-Rouge sur le bras gauche, ils ont d’abord
pensé pouvoir bénéficier de leur statut de neutralité. Il n’en fût rien
bien sûr. Des années plus tard, mon père écrira ces quelques mots pour
raconter ce moment :
« Au Catelet, nous avons assumé
jusqu’à la dernière minute notre tâche, certes très complexe et très
difficile puisqu’à cette ferme du Catelet, nous avons amené sur un
brancard, un officier supérieur qui était en fichu état, poitrine
défoncée ».
« Los ! Los !
Schnell ! » C’est le premier cours d’allemand. Avec
quelques coups de crosse dans le dos pour ceux qui ont des difficultés
dans l’apprentissage des langues étrangères. Une sorte de cours
accéléré dont les rudiments seront vite appris. Et il va être
nécessaire d’apprendre rapidement puisqu’à partir de cet instant la
devise va devenir : « marche ou crève ! »
CAPTIVITE,
André TOISON rejoint ainsi les longs
cortèges de soldats défaits, partant comme les autres à pied vers
l’Allemagne, dans des conditions très difficiles comme tous en ont fait
le récit ici.
Fatigue, dépérissement, maladie, ils
seront pour la plupart touchés à des degrés divers. La dysenterie,
terrible maladie infectieuse fera des ravages dans les rangs. Mon père
n’y échappera pas. Comme il le répètera souvent plus tard, selon lui,
c’est le tabac qui lui sauvera la vie. Un compagnon d’infortune lui
ayant suggéré de mâcher du tabac pour arrêter cette terrible diarrhée
qui couchait sur le flanc les plus robustes d’entre eux, il restât
persuadé que ce traitement assez rudimentaire, l’avait guéri.
A la lecture de sa Personalkarte établie
par les autorités allemandes, c’est le dimanche 16 juin 1940 que mon
père arrive au stalag IIB à Hammerstein.
Il ne devait rester que 33 jours dans ce
camp de concentration, le temps de devenir le matricule 74852.



Même s’il est toujours affecté au stalag
IIB, son transfert vers la région de Stolp intervient dès le 20
juillet.
A 100 km au nord d’Hammerstein, c’est
avec Köslin, l’autre grande ville du nord-est de la Poméranie.
Avec près de 50 000 habitants, cette
agglomération située à 20 km de la mer Baltique est un centre
industriel important.
Mais en cet été 1940, c’est l’agriculture
qui demande des bras pour rentrer les récoltes et remplacer ainsi les
millions d’hommes partis à la guerre. Car malgré ses sols pauvres et
son climat rigoureux, la Poméranie est bien avant tout une région
agricole.
Sur deux millions d’habitants en 1940, la
province voit près de la moitié de ceux-ci se consacrer directement aux
travaux de la terre. L’agriculture est donc largement prédominante
lorsque l’on sait que l’industrie et le commerce dépendent aussi pour
une bonne part de ce secteur d’activité.
Au début du XXème siècle, les cultures de
céréales représentent plus de la moitié des surfaces cultivées avec une
prépondérance pour le seigle et l’avoine. La Poméranie est aussi la
première région productrice de pommes de terre dont une partie est
destinée à la distillation. La production ovine, même si elle décroît
depuis la fin du XIXème siècle, est encore à la base de l’élevage dans
ses terrains difficiles. Rien de bien différent donc de ce qui se fait
en France à la même époque. C’est davantage dans les méthodes agraires
et dans la structure même des exploitations agricoles que la disparité
est la plus significative.
Plus de la moitié des terres sont la
propriété de grands domaines aux mains de l’Etat, de l’Eglise ou
d’aristocrates terriens, les junkers. Caste élitiste, les junkers
exercent une influence de premier plan dans la vie politique et
sociale. De la constitution de l’Empire en 1871 à la République de
Weimar en 1933, un dicton dit que “la Prusse régente l’Allemagne et
que ce sont les junkers qui régentent la Prusse”. C’est dire leur
pouvoir et la notoriété apporter par la richesse agricole. Leurs
exploitations constituées de plusieurs milliers d’hectares,
fonctionnent sur un mode industriel avec des centaines d’ouvriers
encadrés de contremaîtres et autres régisseurs parcourant à cheval le
domaine.
Mais tout comme en France, parallèlement
à ces domaines démesurés, il existe aussi de petites exploitations dont
la taille varie d’un demi à quelques dizaines d’hectares. Elles
représentent bien sûr la grande majorité des 180 000 exploitations
agricoles de Poméranie. En comparaison des junkers, il n’est pas
difficile d’imaginer que ces propriétaires terriens vont avoir la
tentation de se conduire en hobereaux, petits seigneurs campagnards, au
sein de leur plus modeste territoire.
Hans Gleumann est l’un de ceux-là. Il habite à Klenzin
un petit village de 426 habitants à 30 km au nord-est de Stolp. Plus
précisément à Neu Klenzin.

C’est après la première guerre mondiale
qu’il s’est installé là. Entre 1900 et 1939, près de 100000 fermes ont
été créées principalement dans les provinces du nord et de l’est du
Reich comme en Mecklembourg, en Prusse orientale et donc aussi en
Poméranie. Neu Klenzin fait ainsi partie de ces nouvelles implantations
liées à la réforme agraire. Cette extension administrative de la
commune de Klenzin permet une meilleure utilisation des voies de
communication locales, en particulier en mettant à profit la route et
la voie ferrée qui partant de Stolp desservent toute la façade maritime
jusqu’à l’ancienne frontière polonaise.
Hans Gleumann possède l’une des plus importantes exploitations
agricoles sur les 63 fermes que compte la commune. Il s’est vu
attribuer 22 ha alors que près de la moitié de ses homologues n’ont que
quelques hectares à faire fructifier. Est-ce en raison de son
appartenance à la Deutches Herr, l’armée impériale allemande qu’il a
obtenu cette concession? C’est fort probable dans la mesure où de
nombreux officiers ont été ainsi reclassés par les autorités
administratives à la fin du premier conflit mondial. La Prusse, noyau
spirituel et structurel de l’Allemagne est bien connu pour
approvisionner l’Empire en soldats. C’est à partir du XVIIIeme siècle
que se fonde cette réputation basée sur une aristocratie très
conservatrice et réactionnaire. Il est de bon ton, dans chaque famille
bourgeoise convenable d’avoir au moins un descendant qui épouse la
carrière des armes.
A leur manière les Gleumann sont une
famille aristocratique. Ils sont meuniers de père en fils, aristocratie
roturière et campagnarde s’il en est.
Dans “l’Amtsblatt der Preußischen
Regierung” (Journal officiel prussien) en date du 13 mars 1920, il est
noté qu’à Stolp, le Müllermeister (Maitre-meunier) Paul Gleumann de
Klenzin est président de la Commission d’examen pour l’exercice de
cette profession.
En 1940, c’est son fils Günter Gleumann
qui fait tourner le moulin dans cette commune. Si la filiation directe
entre Paul et Hans Gleumann n’est pas formellement établie, elle reste
malgré tout, fort probable.
Quoi qu’il en soit, nous sommes ici d’une
certaine manière sinon dans l’Allemagne profonde ou pour le moins dans
l’Allemagne la plus rigoureuse. Les stéréotypes germaniques ne peuvent
que pleinement s’appliquer à cette famille paysanne comme à beaucoup
d’autres à cette époque. Pour celles-ci, il ne peut n’y avoir de vie
sociale que dans l’ordre, la rigueur et la discipline. Elles ne doivent
donc ressentir aucune compassion pour ses prisonniers français, issus
d’une population latine et dont la société aux moeurs dissolues ne
pouvait qu’engendrer leur décrépitude. C’est cette même doctrine qui
nourrira bientôt les partisans de la collaboration.
C’est donc dans ce contexte que mon père,
André TOISON, arrive chez les Gleumann en cette fin du mois de
juillet 1940, au moment où les moissons vont commencer.
CHEZ HANS,
Difficile d’imaginer le premier instant,
le premier regard entre les deux hommes. La barrière de la langue qui
limite naturellement les échanges même si ceux-ci sont brefs et
directifs. Le paysan lui indique son lieu de vie. Une petite pièce
sommairement aménagée où il viendra l’enfermer tous les soirs après le
travail. Hans Gleumann doit avoir environ cinquante ans. Il y a aussi
trois autres personnes qui composent ce foyer. L’épouse de Hans et deux
garçons d’une dizaine d’années. Pourquoi est-il là? Pour remplacer un
fils ou un garçon de ferme parti à la guerre? Ou bien Hans Gleumann a
t-il tout simplement demandé des bras supplémentaires pour l’aider dans
ses tâches? Quoiqu’il en soit les présentations ont été rapidement
menées et dès le lendemain, il a fallu se mettre au travail.
Mon père a toujours été un manuel.
Quelqu’un qui avait aisément l’apprentissage du geste sûr. Avec son
beau-père, il avait déjà travaillé aux champs. Il n’était donc pas
totalement dépaysé et désorienté par un travail physique. Dresser les
bottes de seigle ou d’avoine par faisceaux pour les laisser sécher
quelques jours au soleil avant de les emmener au battage, s’occuper des
animaux, épandre à la main le fumier l’hiver pour amender les sols tout
cela il connaissait déjà. Avec quelques nuances bien sûr, puisque ici
cet épandage se fera par exemple directement sur la neige sans attendre
le redoux.
Les deux hommes ont dû rapidement sinon
s’estimer ou du moins se respecter. Tout en gardant son rang, mon père
s’est assez bien intégré à cette vie. Son traitement était équitable en
rapport probablement au travail fourni. Chacun avait son rôle, comme
en France, les femmes s’occupaient de la basse-cour, de la traite
des vaches, et de tous les travaux ne nécessitant pas un effort
physique intense. Les semaines passaient ainsi au rythme des saisons,
car telle est la vie dans toutes les campagnes du monde.
Rapidement, mon père a donc dû se plier
aux exigences de son nouvel employeur. Celui-ci, en tant qu’ancien
officier, avait une autorité qu’il n’hésitait pas à exercer sur son
prisonnier français. Privilège et arrogance du vainqueur malgré tout.
La semaine avait son rythme de travail bien défini, mais le dimanche
était jour sacré chez les Gleumann. En tant que bonne famille
luthérienne, la présence à la messe dominicale à l’église paroissiale
de Glowitz était un rituel intangible quelque soit le temps. Mon père,
qui sans être athée, avait surtout fréquenté
l’église le jour de son mariage, ne
manquait pas de s’en amuser. Donc chaque dimanche matin, le programme
était le même: “André spannt das pferd an die kalesche ein!” (André
attelle le cheval à la calèche !). La première fois, il n’a
bien sûr rien compris à l’ordre de l’allemand. Celui-ci a donc dû lui
faire comprendre par quelques signes.
Etre réduit à l’état de valet de ferme ne
devait pas être du goût de mon père, mais c’est lorsqu’il a vu se
découper la silhouette de son patron dans l’encadrement de la porte que
sa surprise a été la plus grande. Hans Gleumann avait revêtu pour
l’occasion son grand uniforme du temps du Kaiser Guillaume II, toutes
ses décorations au poitrail, sabre au côté et casque à pointe sur la
tête! Rênes en main, son épouse l’accompagnant, il ne lui restait plus
qu’à parcourir au petit trot les deux kilomètres qui séparaient sa
ferme du lieu de culte.
Un autre monde donc déjà en 1940, qui ne
manquait pas de laisser bouche bée le petit militaire français.
Mais la seule idée d’un prisonnier reste
bien évidemment, de retrouver sa famille et son pays d’origine.
André TOISON ne déroge pas à cette règle
immuable. En tant que soldat de la Croix-Rouge, il espère chaque jour
une intervention du Comité de Genève. Il sait peut-être aussi qu’en
France, son épouse fait toutes les démarches possibles pour constituer
un dossier précisant son affectation sanitaire aux autorités
allemandes. Il espère donc une bonne nouvelle et se prépare à cette
éventualité. Si près de la mer Baltique dont l’on ressent les embruns,
il imagine que ce retour ne pourra se faire que par bateau depuis le
grand port de Stettin si proche. Mais comme beaucoup à cette époque, il
ne sait pas nager. Le risque de voir torpiller le bateau en ces temps
de guerre est bien réel. Mourir noyé sur le chemin du retour...Triste
sort !
Sa résolution est prise. Dès le
printemps, il va apprendre à nager... seul. Ce ne sont pas les mares et
les étangs qui manquent dans cette région marécageuse. Il n’a pas de
caleçon de bain mais à quoi bon... Se tremper en tenue d’Adam ne le
gène pas puisqu’il n’y a personne. C’est devenu en quelques dimanches,
sa principale activité. Jusqu’au jour où l’épouse d’Hans Gleumann ou
peut-être une voisine le vît sortir de l’eau dans le plus simple
appareil ! “Ach, André...Nei...Nei!” Le soir venu, il ne
comprend pas tout du discours de la femme du fermier, mais il déchiffre
tout de même que se baigner tout nu n’est pas dans les bonnes manières
de cette famille bien-pensante. Dilemme, comment faire? “Ne vous
inquiétez pas André, je vais vous arranger çà!” lui répond-elle. Le
dimanche suivant, il aura un maillot de bain à peu près à sa taille que
sa patronne a confectionné d’une façon assez rudimentaire dans quelques
vieux tissus. La pudeur allait pouvoir reprendre ses droits!
L’automne 41 est arrivé. Les semaines
passent dans une certaine routine. Pas de nouvelles d’un rapatriement
prochain. Les travaux des champs suivent leur cours. Le dimanche, les
Gleumann vont toujours à la messe. C’est aussi le jour où un gendarme
de Glowitz passe contrôler la présence de ses “ouailles”. Voir si
personne n’a “emprunté” une vache pour traverser l’Allemagne à pied
comme dans le film avec Fernandel. Une certaine intimité, même si elle
est exempte d’une trop grande familiarité, finit naturellement par
s’installer entre tous ces êtres vivants. Mais à la compagnie des
humains, mon père préfère encore bien plus sûrement celle des animaux.
Il y a dans cette ferme, un petit chien comme il y en a dans toutes les
campagnes. Une sorte de “bon à rien”, incapable de guider les vaches ou
de ramener les moutons mais qui sait aboyer à la moindre présence
étrangère. Celui-ci répond au nom de “Mampis”. Les paysans font souvent
peu de cas de ces compagnons que l’on dit fidèles. Dans les fermes, ils
survivent avec quelques déchets ou épluchures quelconques. Mon père
avait fini par apprivoiser cet être à quatre pattes. A en faire son
compagnon affectif en l’amadouant avec quelques restes de pain ou
autres petits délices que le chien apprécie. Mon père a cependant
remarqué que celui-ci a une bien mauvaise habitude. Il passe son temps
à récolter à sa manière les oeufs que les poules abandonnent aussi bien
dans leur pondoir que dans quelques lieux qui leur sont habituels. Il
en raffole. Hans Gleumann a bien sûr remarqué que la production de ses
poules est anormalement basse. Est-ce le prisonnier français qui gobe
discrètement les oeufs ?
Un matin, alors que les deux hommes sont
dans la cour, l’allemand a la réponse lorsqu’il voit son chien revenir
tranquillement du poulailler, le ventre plein et la gueule encore
baveuse de jaune d’oeuf. En quelques enjambées et sans aucune
hésitation, Hans Gleumann se précipite alors dans sa maison pour en
ressortir un instant plus tard avec un fusil de chasse dans lequel est
déjà engagé une cartouche. Le temps d’épauler l’arme et le petit chien
est mort.
Mon père vient de perdre en quelques
secondes et sous ses yeux, le seul être qui lui apportait un peu
d’affection dans cette contrée lointaine. Bouleversé, envahi par la
colère, mon père empoigne au col son paysan allemand qui se dirigeait
vers l’habitation pour y ranger son arme. “Espèce de salopard!
J’espère que ce que tu viens de faire ne te portera pas chance!”,
lui hurle-il au visage. “Was? Was André...?” lui répond
l’allemand un peu surpris pas la réaction de cet étranger. L’incident
en restera là. Mais les relations entre les deux hommes ont dû se
dégrader à partir de cet instant. Est-ce à la suite de cet accrochage
verbal et du geste assez vif envers son patron, ou son temps était-il
terminé dans cette ferme, toujours est-il que quelques semaines plus
tard mon père quitte les Gleumann pour être transféré dans un autre
kommando. Il annotera, à la fin de sa vie, au dos d’une photo ceci: “C’était
Mampis, mon bon camarade. Je l’ai pleuré et enterré derrière la grange”.

Dans son esprit, mon père a fait le reste
de sa vie avec l’idée que son petit chien s’était vengé. Des rumeurs
lui ont été rapportées comme quoi le bourreau de celui-ci avait connu
quelques désagréments avec les troupes soviétiques lorsque celles-ci
sont arrivées dans la région et ont occupé Klenzin en mars 1945. C’est
fort possible. Près de 10% de la population du village a été tuée ou
portée disparue. Les soviétiques n’ont pas manqué de rendre la monnaie
de leur pièce aux nazis, civils compris. Ils ont ensuite laissé la
place aux polonais qui n’avaient pas oublié pour leur part, les paroles
d’Hitler lorsque celui-ci déclarait le 22 août 1939 :
“J’ai donné l’ordre à mes unités de la
mort d’exterminer sans merci ni pitié tous hommes, femmes, enfants
appartenant à la race de langue polonaise. Ainsi seulement
pourrons-nous acquérir le territoire vital dont nous avons besoin.”
STALAG IIC
Le 16 janvier 1942, André TOISON est
transféré vers le stalag IIC. Celui-ci a son camp de concentration à
Greifswald dans la province de Mecklenbourg.
Je pense que c’est uniquement un
transfert administratif puisqu’il n’ira jamais dans ce camp.
A partir du 28 janvier, il intègre le
kommando XIII/108 qui travaille à Stettin et est géré par ce stalag. Il
est à plus de 300 km de son petit village de Klenzin.
Le 19 février, il sera dirigé vers le
kommando XII/219 toujours à Stettin. C’est une grande ville de 200 000
habitants. Un port important également, situé sur l’Oder qui communique
avec la mer Baltique par la Stettiner Haff, l’une des plus grande
lagune de la région avec ses 700 km2.
Il va retrouver avec ses kommandos la vie
de groupe. La joie donc de côtoyer à nouveau d’autres camarades
français mais aussi le désagrément d’un encadrement et d’une
surveillance militaire plus stricte. Il va à cette occasion, reprendre
contact avec un matériau qui lui est cher : le bois. Mon père va
redevenir pendant quelques semaines menuisier. Il va principalement
travailler sur le chantier de la maternité de Stettin où il y posera du
parquet.
Il retrouve aussi un peu de temps libre
le soir et le dimanche, puisque c’est à cette période qu’il fait
quelques dessins et sculpte quelques chutes de lames de parquet.
En Allemagne, la situation militaire
évolue au cours de l’année 1943.
En février, avec la défaite de
Stalingrad, le front de l’est donne des signes d’effritement. Il faut
toujours plus d’hommes, toujours plus de soldats, toujours plus
d’ouvriers. Avec l’apport de la main-d’oeuvre étrangère, une des
solutions retenues par le IIIème Reich va être la transformation des
prisonniers militaires en travailleurs civils dans le but de leur
demander un travail plus efficace et productif et de permettre
également de dégager 30 000 gardiens allemands qui allaient être
immédiatement affectés au front russe.
Sous la contrainte, plus de 200 000
prisonniers français vont donc se voir proposer ce nouveau statut, au
mépris une nouvelle fois, de la Convention de Genève. C’est
probablement pour en atténuer l’effet négatif auprès du Comité
International de la Croix-Rouge que l’Allemagne va libérer dans le même
temps les éléments sanitaires encore en captivité.
C’est donc à ce titre que mon père,
matricule 74852, est libéré le 14 août 1943. Entre transfert et séjour
en centres de transit ou de contrôle, ce n’est que deux semaines plus
tard, le dimanche 29 août, qu’il descend du train en gare de
Château-Thierry et retrouve enfin ses parents, sa femme et ses deux
garçons qui après s’être réfugiés en Dordogne au début de la guerre,
vivent à la campagne près de Château-Thierry.
Mes deux frères aînés ne le reconnaîtront
pas bien sûr. Ils n’en ont aucun souvenir, ayant même un peu peur de
celui dont on leur a dit qu’il était leur père, lui cet “étranger”
amaigri et fatigué avec sa petite valise en bois, dans sa tenue
militaire improbable et dépareillée.


Denis TOISON, Décembre 2011.