Avant-propos de
Philippe GUILLOTIN
« Ce
document pour les chapitres VI à XXII est issu du CEGESOMA :
Centre d’Etudes et de Documentation Guerres et Sociétés Contemporaines
29, Square de L’Aviation 1070 Bruxelles
http://www.cegesoma.be/
Pour
les chapitres I à V, parus en feuilletons dans le Sous Officier Belge,
et qui manquaient dans le dossier CEGESOMA, ils m’ont été aimablement
et gracieusement communiqués par le Service Général du Renseignement et
de la Sécurité BRUXELLES, que je tiens à remercier tout
particulièrement.
Les
mémoires de l’Adjudant BAERT ont été publiées dans : « Entre
l'Oder et la Vistule » et « Tussen Oder en Weichsel »
pour le titre Flamand aux Éditions ERASMUS à Gand.
Je
me suis efforcé de reproduire ce texte de façon strictement conforme à
l’original, sans y apporter de modifications de mon fait. Toute
différence avec l’original, ne pourrait être que le résultat d’une
erreur involontaire de ma part. »
HAMMERSTEIN I
Sous
la pression de deux paires bras robustes, la porte de l'entrée s'ouvre,
lentement, grinçante, récalcitrante.
Cette
porte, véritable barricade de montants, traverses et fils de
barbelés entrecroisés, nous fait penser à la gueule d'un de ces
monstres préhistoriques qui ne demande pas mieux que de nous
avaler, nous, si minces, si faibles, si fatigués ! A en avoir la
terreur de cette gueule ouverte vers laquelle on nous pousse en avant.
Un
frisson nous parcourt la colonne vertébrale en nous approchant de ce
monstre et nos premiers pas à l'intérieur de ce domaine des anonymes se
font les genoux tremblants devenus trop faibles pour traîner des pieds
de plomb.
Savoir déjà que dorénavant, on partagera le sort de ceux qui vivent
dans l'anonymat, à la merci de bourreaux, la vie de bagnards, nous fait
poser la question « est-ce pour longtemps ? Pour combien de temps ? Et
puis, le temps compte-t-il encore quand on supprime la liberté à
quelqu’un ? "
Devant nous, la route centrale droite et nouvellement construite tirée
au cordeau. Elle partage le camp en deux parties égales. À gauche et à
droite de cette droite, se rangent, alignés et distancés d'une façon
régulière, les baraquements. Presque toutes ces baraques ont leurs
portes donnant sur la chaussée centrale. Ce sont des petites portes,
étroites, peintes en branle, qui font penser à une rangée de boutons
rigoureusement fermés.
Ces
baraques sont numérotées côté gauche par des chiffres pairs de 2 à 28
et le côté droit par des chiffres impairs. L'ensemble est entouré de
doubles barrières de fils de fer barbelé. À l'entrée, mais en dehors
des barbelés, se dresse le corps de garde. En face, le bureau de poste
et deux magasins.
Le premier bâtiment
à l'intérieur est le bloc administratif appelé « Kartei ».
Immédiatement à côté de la Kartei se dresse l'infirmerie. De l'autre
côté de la route et en face de ces bâtiments se trouvent deux magasins
de ravitaillement. Cet ensemble constitue en quelque sorte la partie du
camp vers laquelle les regards des prisonniers se tourneront le plus
souvent ! À peu près à mi distance de l’allée centrale, se trouve la
cuisine qui est retirée de l'alignement des autres baraques, de façon à
faire place à une plaine de rassemblement. En face d'elle, de l'autre
côté de la route, le bloc abritant la cantine et des magasins.
Derrière les baraquements, on trouve quelques WC, ainsi que
l'installation des bains, appelée « Badestelle ». Plus loin
encore une série de tentes immenses plantées sur un terrain sablonneux.
Puis,
le vide jusqu'aux barbelés derrière lesquels se trouve ( ?), un
autre monde, ( ?) dont nous sommes exclus.
Le sol sablonneux
et d’un teint grisâtre, stérile à tel point que même la mauvaise herbe
n'y pousse pas. Quant à la clôture de fils de fer barbelés elle se
compose en réalité, de trois barrières distinctes. Deux extérieures
d'une hauteur d'environ 4 m, séparées l'une de l'autre. Dans cet espace
entre les deux clôtures de fil de fer, sont déroulés des serpentins de
barbelés.
Une
troisième clôture se trouve à une dizaine de mètres à l'intérieur du
camp elle constitue le « no man’s land » dont l'accès est bien entendu
défendu aux prisonniers.
Une
dizaine de miradors, complètent le système de sécurité.
Sur
ces tours, surmontées d'une cabine pour les sentinelles, sont installés
des projecteurs qui, la nuit, éclairent le « no man’s land ». Les
mitrailleuses pointées vers ces corridors le long de la clôture, ne
laissent aucun doute quant au sort qui attend celui qui risquerait de
s'approcher des barbelés. En plus, un nombre respectable de sentinelles
est placé à l'extérieur du camp, et un plus grand nombre encore
patrouille à l'intérieur.
En
ce douze septembre 1940, pénètre en nous cette triste réalité, petit à
petit l'esprit se laisse décourager et nous nous disons qu'il faudra un
véritable miracle pour nous sortir de cet enfer.
Sans
tarder, notre colonne est dirigée vers les tentes derrière les
baraquements. Les gardiens nous empêchent tout contact avec les
prisonniers belges, français et autres, déjà « anciens »
dans ce maudit « stalag ». Aussi, l'enceinte des tentes est-elle
soigneusement séparée du restant du camp par l'inévitable « barbelé ».
A
distance, nos copains ne nous quittent pas des yeux, peut-être
retrouvera-t-on un ami, une connaissance, ou un frère d'armes ?
Peut-être y a-t-il bien quelqu'un parmi nous qui a des nouvelles
fraîches de Belgique ? Car, d'où venons-nous ? Et comment ? Et
depuis quand ? Hélas ! Ils ne savent pas encore que nous avons
seulement vu un petit coin de notre beau pays à travers les fenêtres
d'un wagon à bestiaux.
Les
anciens en criant, nous mettent au courant de ce qui nous attend sous
peu, les fouilles, et ce que nous devons essayer de cacher. Si vous
avez un porte-plume réservoir, un rasoir, une carte, un briquet, un
canif, une lampe de poche, jetez-les par dessus les fils, quand la
sentinelle sera passée et nous les cacherons pour vous.
Nombre d'objets passent ainsi les barbelés qui nous séparent d'eux,
jusqu'à ce qu'une patrouille s'aperçoive de la manœuvre ; les premiers
coups de crosse sont administrés.
Bientôt, c'est le « rassemblement » et quelques minutes plus tard, nous
nous retrouvons sur une chaise devant l'homme qui manipule la tondeuse.
D'un
grincement moqueur et sinistre, la machine passe en plein dans les
cheveux et à chaque reprise, il nous semble perdre un peu de notre état
d'homme civilisé. C'est la première véritable humiliation que nous
subissons, la mort dans l'âme, le cœur se remplissant de haine. Il n'y
a plus de doute maintenant, nous sommes des « condamnés », des «
marqués au fer rouge ».
Pendant deux heures, nous attendrons nos vêtements recueillis pour la
chambre de désinfection. A plusieurs groupes de trente « rasés », tout
à fait nus, nous peuplerons une salle d'attente non chauffée. Grande
est la consternation lorsqu'on voit s'ouvrir une porte par laquelle un
paquet de vêtements est poussé vers le milieu de la salle. Tout est
entremêlé : caleçons, vestons, pantalons et chaussettes ! Quelle «
fournaille ! » Retrouver son bien dans ce tas de vêtements est une
opération quasi impossible, d'autant plus que les nazis ne remettent
que 145 pantalons pour 150 déculottés. Cinq camarades durent ainsi
quitter le lieu en caleçon — et nous n'étions qu'au début de notre
étonnement ! En effet, de tous côtés, on entendait l'exclamation : «
Ils ont vidé mes poches ».
A
notre information, les réponses étaient aussi simples que
possibles : « Votre tabac ? Oui, nous l'avons jeté car il était devenu
inconsommable suite à l'intoxication par le gaz. » — « Votre
portefeuille ? Oh là ! Il n'y a pas de doute, ce doit être un copain
malhonnête qui l'a pris ! » etc…
Tout
doucement, nous comprenions que nous étions loin d'être civilisés comme
eux !
L'opération « couper les cheveux et se faire voler dans la chambre de
désinfection » continua toute la nuit.
Rentré sous la tente, chacun se cherche une petite place dans le
sable, où enroulé dans le manteau, on espère trouver quelques instants
de repos, et peut-être un peu de sommeil.
La
nuit de septembre en Poméranie, nous chasse de notre couchette de sable
vers quatre heures du matin. La tente se transforme bien vite en une
véritable fourmilière. Tant d'objets perdus, tant de choses qu'on ne
retrouve plus, tant de désillusions, de craintes et aussi tant de haine
qui nous ronge le cœur
Une patrouille fait
son apparition. Ceux qui se trouvent le plus près de la porte d'entrée,
sont réquisitionnés pour la corvée « café ». Encadrés de gardiens, ils
se rendent à la cuisine où chacun d'eux recevra deux cruches remplies
de ce qui s'appellera dorénavant « le jus ». Ce liquide brun jaunâtre,
qui n'a rien de commun avec du café, est
placé devant la tente à la disposition des clients. Une bouffée d'odeur
suffit pour faire reculer les premiers qui, plutôt par curiosité, se
sont avancés vers les récipients. Dans ce domaine également, nous
devons apprendre beaucoup ; nous nous en rendrons mieux compte plus
tard.
Non
loin de notre tente, se trouve une pompe à eau, elle nous fournit le
jus de ce matin. Cela ne fait pourtant pas le jeu de nos gardiens qui
ne tardent pas à couper l'eau.
Bon
gré, mal gré, le jus du matin trouvera ses clients, la moitié du
gobelet pour le déjeuner, l'autre moitié pour la barbe...
Vendredi 13
septembre.
« Austreten », ce qui veut dire « rassemblement ». En rangs par cinq,
nous sommes dirigés vers la « Kartei » pour l'immatriculation.
Une
grande salle, une vingtaine de tables sur lesquelles sont placés des
paquets de formulaires. Et derrière chaque table, un prisonnier
français. Evidemment, les Français sont les « plus anciens dans le
stalag IIB, les « Job » sont donc titularisés par des «
Poilus ».
Devant une de ces tables, nous devons déclarer notre identité et
d'autres renseignements d'ordre administratif tels que religion,
Flamand ou Wallon, marié ou célibataire, militaire de carrière ou
réserviste et tant d'autres.
«
Remettez votre argent » - Nous en étions avertis et mainte épaulette
était gonflée par la présence d'un ou plusieurs billets, et même .les
boutons de la veste contenaient un billet plié. En échange, nous
reçûmes une plaque métallique d'immatriculation portant la
mention : « Stalag IIB », suivie d'un numéro. Dorénavant, nous
n'étions plus que ce numéro, nous venions de prendre place dans les
rangs des « sans nom », des bagnards, des oubliés. Une fois de plus, le
coeur, débordant de tristesse, se révolte.
Assis
à trois sur un banc, le crâne rasé, les yeux brillants de colère, une
pancarte portant le numéro devant la poitrine, nous sommes
photographiés. C'était ce qu'il fallait : l'homme et son numéro, car un
nom, il n'en avait plus.
Entre-temps, l'heure de midi est passée. En rangs par quatre, porteur
de la gamelle, ou d'un récipient en faisant les fonctions, nous nous
dirigeons vers la cuisine. Que nous soyons servis à quinze heures ne
gène d'aucune façon l'appétit du souper pour la bonne raison que ce
dernier n'existe pas !
La
nourriture de la journée consiste en une louche de soupe à midi, un
mélange sans nom ni goût, tantôt épais, le lendemain clair, comme de
l'eau. Une épaisse tranche de pain noir, garnie d'une cuillerée de
«marmelade» ou d'un produit équivalent, et semble-t-il suffisant pour
être « dégusté » entre le souper et le petit déjeuner.
Dans
un camp comme le Stalag IIB, il est difficile d'estimer le nombre de
prisonniers. D'après nous, ce chiffre doit se situer entre dix et
quinze mille. Il y en a de nationalité française, polonaise, russe (des
Russes blancs), marocaine, etc… et bien entendu des Belges.
Après
quelques heures de vie dans ce stalag, nous devons déjà creuser la
tombe pour un camarade de notre transport, tandis qu'un autre a perdu
la raison. Et dire que cela ne fait que commencer !
Le
jour suivant, nous allons subir la première « fouille ». Traqués par un
nombre respectable de soldats allemands, nous sommes dirigés vers la
plaine devant la cuisine. Plus rien n'est resté dans la tente, car le
moindre objet oublié ou laissé volontairement, est d'office confisqué.
A
distance, nous assistons au dépouillement des trente premiers. Placés
le long d'un mur, ils doivent déposer tout ce qu'ils possèdent devant
eux. Chacun d'eux se voit attribuer un soldat allemand qui « fera
l'inventaire » de sa victime jusque dans la pointe des poches. Sur
une couverture étalée devant le groupe, nous voyons bientôt s'amasser
des rasoirs, des briquets, des canifs, des cartes, des porte-plume et
des dizaines d'autres objets chers dans les mains d'un prisonnier, mais
volés impitoyablement par ceux qui se disent appelés à nous civiliser.
C'était notre première fouille et tout comme la jeune recrue n'échappe
pas à sa première corvée, nous étions « vus » d'une belle façon, nous
aussi.
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