HAMMERSTEIN
IX
On les voit en petits groupes, se promener sur l’allée centrale du
camp, le bonnet coiffant les oreilles et le col du manteau relevé. Dans
les baraques se déroulent d’interminables discussions sur des sujets
sans aucune importance, des objets qui seraient totalement ignorés par
nous tous dans la vie normale.
Lentement nous commençons à organiser des heures de « récréation ».
Généralement au cours de ces séances, on chante, on récite et on raconte
des blagues. À ces occasions, une des baraques et transformée en salle
de spectacles, à cette fin «l’ameublement», c’est-à-dire les
couchettes et les tables, sont rangées dans un fond de la pièce où
elles font office de podium.
Des séances humoristiques inoubliables se déroulent ainsi fait, souvent
nous en sortons dotés d’un moral plus fort, ayant pu oublier pendant
quelques minutes notre triste sort.
Il arrive qu’une patrouille en tournée vient et, rien que par sa
présence, nous gâte le plaisir. Ces séances, modestes au début, se
développent bientôt jusqu’à de véritables pièces de théâtre où chaque
fois, on s’étonne du génie et de l’ingéniosité du prisonnier. Bientôt
aussi les visites des Allemands se multiplient et même des officiers
viennent assister au spectacle. C’en est fini avec la vraie gaieté et
ces séances perdent le caractère d’intimité, le sens «entre nous ».
En 1942
elles sont absorbées par un Cercle Artistique et, depuis ce moment,
c’est la fin de ces heures récréatives, car les Allemands tiennent à ce
que ces séances revêtent le caractère du « professionnel ». La «
bourgeoisie » du Stalag a accaparé ce que nous avions créé pour et par
nous. Les camarades du Stalag IIB se rappelleront longtemps notre ami
TJEEF, un pur sang gantois, qui y racontait des blagues tant et plus et
qui nous faisait vivre des minutes inoubliables. Qui ne se rappelle plus
son grand succès : «Kille kille Watsh » ?
Nous essayons de nous distraire par tous les moyens, le sport y prend sa
place, vous n’en doutez pas. Nous voulons jouer au football. Trouver des
montants pour nous faire des buts est une chose fort compliquée dans un
camp de prisonniers. Heureusement que les longues planches du toit d’une
des baraques WC se laissent assez facilement démonter !
Nous voilà lancés dans les préparatifs des matchs de football qui,
malgré ces circonstances difficiles, attireront la masse du camp vers le
terrain sablonneux derrière les baraques, et nous replaceront, pour une
après-midi, dans l’atmosphère d’un stade en Belgique.
Des souliers ? Qui possède encore de bons souliers en 1941 ? Les
bottines de toute la baraque sont rassemblées et les joueurs feront leur
choix. Des chaussettes, il n’y en a plus, mais on peut s’en passer. Des
culottes ? Pas d’obstacle, des caleçons raccourcis feront l’affaire et
les maillots sont remplacés par des chemises de la même couleur ou à peu
près.
Le succès que rencontre cette entreprise nous fait décider d’organiser
un tournoi auquel ne participe pas moins d’une dizaine d’équipes.
Vraiment, c’est la fièvre du football dans le camp. Il y a tout d’abord
les équipes nationales, belge française polonaise ensuite les éplucheurs
de patates, les cordonniers, les tailleurs et des cuistots. Une
équipe composée de huit Belges et
trois Français, joueurs professionnels, et baptisé « Franco-Belge »
restera imbattable pendant des mois. Des matchs internationaux figurent
bientôt sur le programme, tels que Belgique-France et
Belgique-Yougoslavie. Ces rencontres se jouent le dimanche après-midi et
des centaines de spectateurs se rangent autour du rectangle sablonneux
derrière les baraques. Pendant le repos, des dévoués font une collecte
pour l’achat du matériel, car il faut aussi dessiner des affiches, et ce
qu’il faudrait surtout c’est un ballon gonflé d’air au lieu de vieilles
loques !
Quelques optimistes ont même organisé un concours de pronostics. Le jeu
de football nous apporte vraiment une bonne récréation, hélas, comme
toujours, les Allemands ne supporteront rien de ce qui nous plaît et, un
beau jour, les patrouilles par ordre du « Arbeiteinsatz » font une
razzia pendant un match et ramassent les trois-quarts des joueurs pour
les envoyer en «Kommando».
La récréation sportive au IIB perd de ses plumes. Ce seront les belges
qui plus tard essaieront à nouveau de renflouer la pratique des sports
au Stalag. Grâce à eux il y aura encore, et malgré tout, du football, de
la boxe, de la lutte. Sitôt qu’une manifestation sportive est en vue,
dans chaque groupe de fans, les discussions vont leur train.
L’homme qui doit présenter son groupe, son arme, son pays, sera
spécialement soigné. Les autres lui céderont une partie de leur ration,
car il faut qu’il se présente dans de bonnes conditions pour défendre
l’honneur belge.
« Mens sana in corpore sano ». L’esprit, nous le tiendrons aussi intact
que possible, le corps, lui, est malheureusement entre les mains de nos
gardiens qui ne s’occupent guère de son état et de sa validité. Je
dirais bien au contraire, car on les voit soucieux dès que nous nous
portons relativement bien.
Nous avons déjà dit que le camp IIB. possède effectivement une cantine.
L’accès à cette cantine, lieu sacré, est interdit à nous tous, sauf aux
chefs des baraques, certains jours.
Munis d’une liste d’objets sollicités, ils se présentent devant le
bâtiment où la moitié des objets sera déjà biffée pas la première
inspection allemande.
Finalement, notre homme pourra se contenter d’une poignée de lames à
rasoir pour les 300 « barbus » de la baraque. Il arrive qu’il s’amène
avec une boîte ou de cigarettes polonaises. On risque sa vie chaque fois
qu’on essaye de fumer ce tabac noir dans un tuyau en carton ...
Pour acheter, il faut de l’argent, et seuls les « Lagermarks » sont
valables au camp. Il n’y a que ceux qui travaillent et qui en sont les
heureux possesseurs. Comment s’y prendre ? Le «marché aux puces» ! En
effet on n’y change volontiers un billet de 50 ou 200 F en argent de
camp moyennant le pourcentage inévitable pour l’agent de change. Il nous
est défendu d’avoir de l’argent, mais de l’autre côté, on nous obligeait
de payer notre lettre ou la carte pour écrire à la maison. N’essayons
pas de comprendre.
Pour en revenir à notre cantine, l’étalage (car il y en a un) nous
montre des rasoirs rabot et des nécessaires apparentés, boîte à savon –
bien entendu sans savon – le nécessaire à écrire et à dessiner, sauf le
papier, des brosses à dents et des peignes, les objets les plus inutiles
dans un camp de prisonniers. Jamais ces choses ne sont à vendre, elles
sont exclusivement destinées à garnir l’étalage de cette cantine,
surtout aux jours où une commission de la Croix-Rouge Internationale
visite le camp.
Ces visiteurs sont alors escortés vers la cantine et la cuisine.
Rarement nous aurons l’occasion de les approcher, car ils sont entourés
du commandant du camp et de son état-major. En plus, des patrouilles les
précèdent en écartant soigneusement tous ceux qui se risquent sur la
route centrale. Seuls, les hommes de confiance des différentes
nationalités sont convoqués à la fin de la visite. Ceci se passe en
présence des officiers du camp, ce qui n’est guère un encouragement à
parler. Sachant que des représailles suivront inévitablement pour tous
ses copains, l’Homme de Confiance préfère souvent ne rien dire.
suite page 10
RETOUR
p.1
p.2
p.3
p.4
p.5
p.6
p.7
p.8
p.9
p.10
p.11
p.12
p.13
p.14
p.15
p.16
p.17
p.18
p.19
p.20
p.21
p.22