HAMMERSTEIN
XVII
Mai 1941.
Il y a un an, un an que nous quittions la maison, résolus, confiants et
plein d'espoir en un prompt retour.
Le 10 mai
est un jour de deuil pour les belges du Stalag. Les conversations vont
leur train sur les événements d'il y a un an.
A partir de maintenant, chaque jour signifie l'Anniversaire d'un fait de
guerre, l'un encore plus triste que l'autre.
Le lundi 12 mai,
à l'heure de midi, ordre nous est donné de ne pas quitter la baraque
sous n'importe quel prétexte. On nous menace même de tirer sans
avertissement sur celui qui se trouve dehors. Encore un évènement
important, bien sûr. Il est tout évident qu'on ne sait pas nous empêcher
de regarder par les fenêtres et par les fentes des portes. Les
patrouilles circulent sans cesse le long de l'Allée centrale et nous
devons attendre jusque 15 heures avant de savoir ce qui se prépare.
Finalement ce seront les soldats des patrouilles eux mêmes qui nous
dévoilent l'évènement : un convoi de " Serbes " est en route pour
le Stalag IIB.
Pas longtemps après, nous entendons un bruit sourd, comme le passage
d'un train dans le lointain et bientôt nous voyons passer les premières
rangées d'une colonne dont le passage prendra près d'une heure. Les 2400
Serbes sont poussés dans une enceinte soigneusement clôturée de fils
barbelés.
Peu de temps après leur mise en place nous pouvons quitter nos baraques
mais provisoirement nous devons renoncer à toute tentative d'être en
contact avec eux. En effet, il y a une sentinelle tous les 10 mètres le
long de la clôture, qui nous empêche au même titre qu'eux de nous
rapprocher. Malgré cela nous apprenons qu'ils sont en route depuis 11
jours et la plus grande partie du trajet sont restés sans nourriture. Il
y a des centaines de blessés et nombreux sont ceux qui sont mourants de
faim.
Dans les baraques des Belges, Français, et Polonais, on tient conseil.
Quelque chose doit se faire ; nous décidons d'organiser une collecte de
nourriture et bientôt on trouve dans chaque baraque du camp une
couverture étalée par terre. Dans notre compartiment, chacun, sans
exception, donne ce qu'il possède. Dans le tas on décèle des biscuits,
des cigarettes, du chocolat et des friandises provenant des colis de
Belgique. Ici la solidarité est
la Loi suprême. Des épaves humaines comme nous les avons vus, ces 2400
Yougoslaves, sont maintenant nos copains, nos frères, qui ont droit à
notre assistance, et malgré les 60 millions d'Allemands, nous les
aiderons.
La couverture est toujours présente à la distribution de la ration de
pain. De nombreux sous officiers et soldats s'approchent, leur ration à
la main, et d'un geste sublime jettent la croûte de pain sur la
couverture, puis, ils tournent vite la tête et s'en vont, l'estomac vide
et grognant mais le coeur et l'esprit plein de satisfaction. Qu'ils sont
beaux ces gars !
Le soir tombant une action pour passer notre récolte à ces malheureux,
est exclue. Des plans sont discutés et rediscutés, forcer le passage ?
Impossible. Finalement nous sommes tous d'accord que nous devons agir
par ruse. Nous décidons d'acheter la garde pour que la porte séparant
notre camp de l'enceinte Yougoslave s'ouvre pendant quelques minutes. Le
lendemain quand la plupart des officiers a quitté le camp nous
entreprenons les démarches. Du savon et du chocolat font flancher le
Feldwebel qui commande la garde et bientôt quatre hommes portent une
couverture bien lourde dans le camp Serbe.
II est trop tard quand on s'aperçoit qu'on s'y est mal pris car en un
clin d'oeil une masse de centaines d'affamés se jettent dans la
direction de nos hommes. Un véritable combat se déclenche devant et
autour de la couverture. Nos copains ont toutes les difficultés du monde
pour sauver la couverture et encore bien longtemps après nous les voyons
se bousculer, se tirer, voir se frapper pour essayer de s'accaparer d'un
morceau de pain ou d'un biscuit.
Ce triste spectacle fait dire aux Allemands :
" Vous voyez comme ils sont sauvages, vous avez bien tort d'avoir pitié
d'eux " Des sauvages ? Pas du tout, des hommes qui luttent pour la vie,
des malheureux poussés par la faim jusqu'au point de tout oublier, même
le danger de mort.
Il n'y a plus de sentinelles le long de la clôture, et quoique défendu,
nous portons régulièrement des rations de soupe aux Serbes. Si par
malheur une patrouille s'amène pendant qu'un Serbe vide en vitesse une
gamelle de soupe le long du fil, il continuera stoïquement jusqu’à
la dernière goûte malgré qu'il encaisse des coups de crosse.
Des semaines passeront avant qu'ils soient au niveau d'un prisonnier
normal, c'est à dire de quelqu'un qui a toujours faim mais qui est
devenu résistant à tel point qu'il ne perd plus le contrôle de ses
nerfs. Quelques deux cents mourront avant d’avoir atteint ce stade.
Leurs principales caractéristiques ? Ils sont durs comme de la pierre,
les menaces n'ont pas la moindre influence sur leur façon de faire. Ils
sont brocanteurs et marchands sans égaux. Achetez une montre à un Serbe
et une heure après elle ne marchera plus, il vous la réparera contre un
bon prix. Vous essayez la gourde qu'il vous vend, vous l'achetez mais
une demi journée plus tard elle coule, il viendra vous trouver pour vous
présenter ses condoléances et ses services afin de vous réparer cet
engin, contre un prix d'ami.
Vendez pour deux marks de cigarettes à un Serbe et le lendemain il vous
vendra le tabac de ces cigarettes à deux marks cinquante. Malgré tout
cela ils resteront les bons copains des Belges. A entendre les Allemands
nous sommes trop généreux envers les Serbes car " ils se sont battus en
bandes, comme des indisciplinés, et en surplus, ils refusaient de se
rendre ".
Comme cette théorie reste sans succès nous encaissons quelques mesures
de représailles, mais, tout doucement nous sommes devenus des bagnards
de format sur qui ces représailles n'ont plus tellement de l'effet.
A
partir du 25 mai,
les Allemands estiment que la période hivernale peut se clôturer avec
comme conséquence pour nous le réveil qui sera avancé d'une heure. Il
est étonnant de voir avec quelle rapidité une saison succède à une autre
dans ce maudit pays. En deux fois 24 heures les journées encore froides
font place à des véritables journées d'été.
On dirait que la chaleur fait pousser les canards car à cette période il
y en a de tous genres, l'un encore plus impossible que l'autre.
Pourtant à notre rentrée du bois, le 22 mai, un de ces canards se
réalise. Le même jour un groupe de 20 Belges, malades, est rapatrié, et
dans la soirée de ce 22 mai un second groupe de 20, et encore deux fois
la même chose le lendemain. Quatre-vingt Belges seront ainsi délivrés de
ce cauchemar, des hommes heureux qui dormiront bientôt dans un lit, qui
mangeront à une table, qui reverront leurs familles. Bon voyage les
copains.
Ceux qui partent ne risquent généralement pas de prendre quelque chose
dans leurs bagages qui pourrait compromettre leur départ, et on les
comprend. Soigneusement ils écartent tout objet qui les rendrait suspect
aux yeux des Allemands.
Maintenant ils sont encore 45 belges malades à attendre un transport de
rapatriement.
Mon journal de campagne à qui j'ai confié jour par jour tous les
événements de cette vie de bagnard, devrait pouvoir accompagner un
rapatrié, mais ... comment faire? Il s'agit de trouver l'homme qui veut
prendre ce risque. L'un refuse catégoriquement, l'autre hésite et un
troisième cherche une excuse.
Il est presque certain que les 45 malades ne resteront plus longtemps
au Stalag, comme il est certain également que moi non plus je n'y
resterai plus longtemps car la chasse à l'homme pour garnir les
kommandos devient de plus en plus dangereuse,
Jef V.H.... appartient à ce groupe de 45. Il est un vieux routinier car
déjà pendant la guerre 14-18 il a passé 4 ans en captivité en Allemagne.
Il prendra soin de mon journal et me promet son arrivée à domicile.
Ainsi mon épouse prendra connaissance de la réalité et fera la
comparaison avec les articles dans cette maudite presse vendue qui parle
d'un " traitement humain " dans les camps de prisonniers.
Et puis, il ne me sera peut-être pas donné de conserver encore longtemps
ce volume déjà épais.
Jef ....un malin, d'ailleurs celui qui ne l'est pas ne deviendra pas
Adjudant à l'Artillerie, se met au travail. Il fabrique un faux
couvercle dans son coffre et au bout de quelques jours, le résultat est
tel qu'il faudra casser le couvercle pour découvrir le vide qui
contiendra mon " Universal Copy Book " dès qu'il est question de départ,
soit pour lui en tant que malade, soit pour moi en tant que bagnard vers
un kommando.
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