HAMMERSTEIN
XIII
Le tapis de neige, doux et moelleux se recouvre continuellement d'une
nouvelle et mince couche, car des petits flocons tombent sans cesse.
Nous marchons sur ce tapis épais de 25 centimètres, dans une température
qui approche de 15 degrés sous zéro.
Bientôt nous atteignons les derniers bâtiments militaires sur la route
vers la gare d'Hammerstein. Lentement mais sûrement nous sentons la
fatigue nous envahir. Au fur et à mesure que nous avançons, nous nous
rendons compte des méfaits du régime que nous subissons depuis quelques
temps. La faim ronge notre organisme et ces quelques minutes de marche
ont suffi pour nous faire sentir jusqu'à quel point notre corps est
affaibli.
Nous parlons de tout ce qui se présente devant nos yeux. Nous essayons
de nous cacher mutuellement notre état de faiblesse. Peine perdue car,
une fois le village d'Hammerstein passé, ce qui veut dire après 4
kilomètres de marche nous n'en pouvons plus.
Le gardien, quelle veine, nous permet de nous asseoir pendant quelques
minutes sur les bords du fossé le long de la route. Les deux kilomètres
qui nous séparent encore du bois sont couverts au ralenti et il est 9
heures 30 passé quand nous arrivons sur le lieu du travail. Le gardien
nous explique ce qu'il y a à faire mais il se rend bien compte lui-même
qu’aujourd'hui nous sommes déjà, rien que par la marche, au delà de nos
possibilités. A peine écoutons nous son explication.
" Rien que les bouleaux, des petites branches qui n'ont pas 1 cm de
diamètre - deux pour enlever les branches les plus basses, et deux pour
couper les branchages plus haut à l'aide d'une petite scie montée sur
une perche. Les autres rassembleront les rameaux pour les déposer à la
lisière du bois. Une ou deux fois par semaine un attelage du Stalag
viendra charger les fagots qui, par une autre équipe au camp, seront
transformés en balais. "
Le froid nous oblige de rester en mouvement, c'est ainsi que malgré tout
pour 11 heures nous avons sciés quelques poignées de branches quand la
sentinelle nous rassemble pour entamer le retour au camp.
En trébuchant plus qu'il ne faut nous atteignons le village d'
Hammerstein non pas sans avoir fait des haltes à plusieurs reprises.
Tout autour de nous se penche, tourne et se redresse même la neige a
perdu sa couleur immaculée et les petits flocons qui tombent sans cesse
prennent des couleurs de tout genre tantôt bleu, tantôt rouge pour
devenir noir avant de disparaître derrière un rideau de brouillard.
Nous approchons du camp qui d'un coup ne nous semble plus si effroyable
et si cruel. Proprement dit, ne sommes nous pas plus tranquilles là
dedans qu'en dehors des barbelés ? Ce contact avec le monde extérieur
nous a déçu, non, ce n'est pas comme nous l'avions pensé, et puis, c'est
tellement fatiguant.
" Bouboule " écoute le rapport du gardien. Le chef d'équipe doit se
rendre chez lui, les autres peuvent rejoindre la baraque.
Probablement la sentinelle a fait état de notre faiblesse et par là de
l'incapacité de fournir le moindre travail. Le Feldwebel me fait
remettre un " bon pour 10 rations supplémentaires ", et l’ordre de me
présenter demain au magasin de ravitaillement. Figurez-vous double
ration de soupe ! En entrant dans la baraque les copains questionnent :
" et alors qu'est ce qu'il voulait de toi ? " Je leur montre le " bon "
ce qui suffit pour qu'ils avalent la salive.
Voilà l'heure de la distribution de la soupe. D'habitude nous mangeons
lentement pour en retirer le maximum de jouissance. Cette fois-ci
pourtant nous en finissons en un minimum de temps car nous profiterons
d'une seconde ration.
Avec Pol nous nous rendons au guichet de la cuisine réservé à la
distribution des rations supplémentaires. Le coeur battant je glisse le
petit papier sur la planchette et nous attendons. Il faut croire que la
signature de " Bouboule " impose du respect car l'Allemand nous fait
passer la cruche et nous l'entendons dire " Ganz füllen " - remplir
complètement ! De mains tremblantes nous réceptionnons cette cruche
remplie de soupe, et quelle soupe, comme nous n'en avons jamais vu au
Stalag. Epaisse, et avec des légumes et des pommes de terre, il faut
déjà faire un effort pour regarder ailleurs que dans cette cruche !
Aussi vite que possible nous nous dirigeons vers la baraque où les
copains nous attendent avec impatience. Les yeux grands ouverts ils
viennent à leur tour contempler cette nourriture dont on ne soupçonnait
pas l'existence dans ce camp. Groupés autour de la cruche nous procédons
à la distribution et bientôt on n'entend que des soupirs et le bruit
d'avaler la soupe. Quel sentiment de chaleur et de bien-être quand on
peut enfin une fois avaler quelques cuillerées l'une après l'autre sans
crainte d'avoir trop vite fini.
Recevra-t-on cette ration supplémentaire tous les jours? Alors ce "
Besenstrauchkommando " est réellement quelque chose d'intéressant. Si
l'occasion se présente il est certain que nous recommencerons demain. Le
lendemain matin, bien avant l'heure, je me trouve devant le
magasin de ravitaillement. " Bouboule " s'amène et me fait entrer. J'ai
de la peine à croire mes yeux, deux pains pour nous 10, et déjà pour
aujourd'hui le ''bon" pour la ration de soupe supplémentaire. Tout
compte fait nous mangerons aujourd'hui deux fois un cinquième de pain et
deux rations de soupe ... incroyable. Je cours la baraque où 10 paires
d'yeux admirent les deux pains rectangulaires déposés sur la table. Nous
nous sentons revivre.
Vers 7 heures et demie, accompagné du gardien nous reprenons la route en
direction d'Hammerstein, mais cette fois déjà d'un pas beaucoup plus
allègre.
Nous apprêtons quelques fagots de branches et vers 11 heures nous
entreprenons le chemin de retour. Rien que l'idée d'avoir double ration
de soupe et encore une tranche de pain en réserve nous rend la marche
supportable et nous donne un sujet de conversation. Qu'y aura-t-il comme
soupe ce midi ? Au poisson ? Figure-toi, cette bonne soupe au poisson et
alors deux fois.
Il n'empêche que les 6 kilomètres de marche nous font fléchir les
genoux.
Samedi 21 décembre,
et pour une fois nous voudrions que le calendrier ne compte pas de
dimanche. Grand est notre étonnement lorsqu' après le travail Bouboule
nous remet deux " bons ", un pour aujourd'hui et l'autre pour demain,
dimanche. Non, à cela nous n'avions pas pensés.
Il est indéniable que ces rations supplémentaires ont une influence
heureuse sur notre état physique. Les forces reviennent et la fatigue
n'est plus due à une faiblesse totale. Jusqu'à la Noël nous irons
régulièrement au bois, la semaine de Noël à la Nouvel An tout travail
sera interrompu. Décidemment nous sommes tombés dans les grâces de
Bouboule car il nous remet sept " bons " pour la semaine de chômage.
Maintenant ça y est, double ration et pas travailler, nous
pouvons inviter à notre double ration quelques camarades les plus
malheureux de la baraque.
Noël 1940 - " Paix sur terre aux hommes de bonne volonté ".
Ne sommes nous pas de bonne volonté ? N'étions nous pas de la meilleure
volonté qu'on puisse s'imaginer lorsqu'il s'agissait de défendre nos
foyers, nos femmes et nos enfants, contre un envahisseur brutal ?
N'avons nous pas purgé durant ces mois de souffrance nos fautes et notre
manque de bonne volonté éventuelle ? Existe-t-il une peine plus lourde
que la notre… et malgré cela la paix n'est pas pour nous.
Pas de Paix, sur cette terre, pas de Paix pour des millions de familles,
pas de Paix dans nos coeurs, Noël, comme prisonnier ? Loin du pays -
Noël derrière des fils barbelés - Noël devant des baïonnettes - Noël
sous le joug d'une force brutale et barbare - Noël ... mais non, autant
de blasphèmes contre cette paix si ardemment souhaitée par tant de
familles.
Il fait froid, un froid mordant, comment se porte t’on maintenant à la
maison . « Noël en Belgique ... un arbre éclairé ... des visages
rayonnants…
La soirée de Noël dans les baraques d'un camp de prisonniers est d'une
peine indescriptible qui révolte contre tout ce qui est beau, serein et
douillet. Noël la plus belle fête de l'Année. Le premier Noël en
captivité, le plus pénible, car les suivants verront, malgré tout, déjà
pointer une petite étoile d'espérance à l'horizon tout sombre.
Les Allemands se montrent bienveillants ce jour, ils nous permettent
d'aménager une baraque vide, en Chapelle » pour célébrer la Messe de
minuit à laquelle nous pourrons assister.
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