STALAG IIB   HAMMERSTEIN,   CZARNE en POLOGNE

CAMP de PRISONNIERS de GUERRE 1939-1945 en POMERANIE

 

MEMOIRES DE L'ADJUDANT  BAERT

 

 

 

 

 

 

HAMMERSTEIN IV

 

Pendant le rinçage de nos gamelles, notre attention fut attirée par l'apparition d'un cavalier qui dirigeait sa monture à travers les sapins en direction de notre cabane. Sans mettre pied à terre, il appelle le gardien et nous assistons alors à un véritable échange de « Heil Hitler » dans le vrai style de l'époque.

Et voilà donc le redoutable « Inspektor ». Nous devons nous aligner pour lui permettre de nous passer en revue tel qu'un marchand de bétail le ferait après un achat important.

— « Demain matin départ à sept heures ! » Sur ces paroles, il tourne son cheval et disparaît à travers bois.

Un moment encore, nous regardons cette silhouette. Un véritable Prussien, une tête de cochon, grand et fort, les cheveux courts, les yeux enfoncés dans leurs orbites, la lèvre inférieure un peu pendante. Il est habillé en cavalier et armé d'une cravache de grand calibre.

En effet, comme disait le Français, ce ne sera guère amusant avec une brute pareille.

Le gardien reste provisoirement un point d'interrogation, il ne fait pas de gaspillage en paroles et les idées qui se cachent derrière les rides de sa figure restent à deviner. Peu après, nous apprenons qu'il doit avoir quarante ans et qu'il participa comme fantassin à la campagne de Pologne. Il serait originaire de Silésie.

L'après-midi touche à sa fin et la température descend sous zéro.

Au crépuscule, nous nous retrouvons tous à l'intérieur de la baraque, assis tant bien que mal, éclairés par une lampe à pétrole de calibre plutôt minuscule. Les conversations vont leur train. Ici, on parle d'études, là on discute de travail, un peu plus loin ce sont des questions militaires, et puis le sujet sans fin : le Stalag !

II est remarquable que tout le monde évita de parler de la Belgique et pourtant il est certain que le plus grand désir de chacun, plus même, un désir brûlant attire les idées vers l'ouest. Ne fût-ce que pour quelques instants, être à la maison ! Une minute seulement, une fois les voir, une fois leur parler, une fois les entendre.

Quand on les regarde attentivement, on voit que, du premier au dernier, tous sans distinction ne sont que physiquement présents dans cette baraque.

Pourquoi parler de toutes ces choses chères mais si loin de nous, pourquoi retourner le couteau dans la blessure ? Pourtant, cette situation devient intenable, car au fur et à mesure qu'on fait connaissance avec la « Kultur » allemande, nous ne pouvons nous empêcher de faire la comparaison avec notre vie en Belgique. La Belgique, notre pays, où l'homme reste un être humain dans toutes les circonstances, où l'homme ne devient pas un pantin idiot trempé dans des slogans politiques qui veulent lui faire croire qu'il est un « super homme  ».

— « En rangs par trois et en avant marche! » II est sept heures ce lundi matin, et nous voilà en route, pour le champ de patates.

Aussi loin que porte le regard, des « kartoffels » et encore des pommes de terre. Toute la nuit, les machines ont tourné pour les arracher et maintenant les habitants du patelin sont alignés et prêts, à commencer la « grande campagne ».

Sur une rangée, à genoux, un panier pour deux hommes, et déjà on entend un retentissant et guttural «Los! Los!» !

Entre nous et les civils allemands se trouvent cinq Polonais, devenus travailleurs civils « volontaires ». Ils portent un grand P jaune et pourpre sur la veste. Ensuite s'alignent dans un mélange hétéroclite les femmes, les enfants, les jeunes et les vieux « Volksgenossen ». Au total, une centaine d'esclaves.

Derrière nous se promène, fusil en bandoulière, notre gardien ; derrière les Polonais et les Allemands, ce sont le contremaître et son adjoint qui font la chasse à ceux qui ne suivent pas la cadence.

Derrière eux, viennent les charrettes tirées par trois chevaux conduites par des prisonniers français. Pour chaque panier vidé, nous recevons un ticket, ainsi, nous dit-on, vous êtes payés pour le travail fourni.

Rampant à genoux depuis bientôt une heure, nous entendons soudain le bruit de sabots d'un cheval. Voilà donc que s'amène « l’ Inspektor ». Son apparition a un effet terrifiant sur les indigènes, les conversations cessent, les dos se courbent un peu plus, les mains grattent, ramassant à une cadence accélérée. Vraiment, c'est l'effervescence, la panique presque, qui règne parmi ces esclaves conduits comme au Moyen-âge.

Nous, qui ne portons évidemment pas d'intérêt à sa personne, nous sommes de suite l'objet de sa colère. Il fait galoper son cheval le long de notre groupe et si près de nos pieds qu'instinctivement on les retire lors du passage de la monture. Il crie, il jure, il agite la cravache et malheur à celui qui relèverait la tête à ce moment car il attraperait sans pitié le cuir tressé en pleine figure.

Nous devons dire objectivement qu'il agit exactement de la même façon derrière ses compatriotes avec un effet beaucoup plus efficace. En effet, après quelques minutes, les Allemands ont pris sur nous une avance de plusieurs mètres. Voyant ce résultat, il revient sur nous en gueulant et en menaçant d'une telle façon que même le gardien en est offusqué. D'un ton militaire et ferme, il lui dit que nous ne sommes pas des « Landarbeiter » et que nous faisons ce genre de travail pour la première fois de notre vie. Il fait comprendre à la brute que nous sommes des militaires sous les ordres d'un militaire qui est responsable pour eux.

Du coup, ce gardien est monté dans notre estime. Tremblant de colère, le Prussien s'en va.

Dommage pour la sentinelle et probablement pour nous, deux jours plus tard, il sera remplacé. Son successeur sera un Berlinois qui fera tout son possible pour rester dans les bonnes grâces de l'inspecteur.

Le 9 octobre est une Journée mémorable pour moi, je reçois une lettre et un petit colis de la maison. La première lettre depuis le mois de mai. Décrire le soulagement et le bonheur que m'apportent ces nouvelles est chose impossible. Elle vit donc, là-bas en Belgique, elle vit cette épouse adorable, quel bonheur pour ne pas dire quelle joie.

Quelques jours plus tard, une autre lettre me dira combien on s'inquiète à notre égard.

Au soir, dans la baraque, il n'y a que des corps se tordant, des êtres gémissants qui se laissent littéralement tomber sur les sacs de paille. Nous sommes incapables de contrôler nos mouvements tant nos membres nous font mal. Les genoux gonflés, les mains en sang, les ongles arrachés, l'épine dorsale refusant de se redresser, provoquent des cris de douleur à chaque geste. Ces heures, ces journées entières à genoux, sur les cailloux et les pommes de terre, ont fait gonfler nos jambes qui sont couvertes d'ecchymoses.

Ne sachant plus rester à genoux, nous essayons la station debout.

Hélas, après quelques minutes, le mal au dos nous rejette à terre. Ramasser accroupi n'est qu'une solution temporaire, quel supplice!

Vers la fin d'une pareille journée, nous traînons littéralement le corps au sol, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit. Position d'esclaves.

Plus d'un homme de notre groupe porte déjà, les signes d'un traitement à la crosse de fusil, ce qui ne facilite pas le travail.

La pluie, quasi journalière du mois d'octobre, nous rend la vie plus dure encore. Trempé et grelottant de fièvre, il faut continuer pour éviter le pire. Une seule fois, il nous est permis de rejoindre notre cabane à l'heure de midi car, la population allemande ne tenait pas le coup. Il est facile de deviner dans quel état nous nous trouvions, sachant que les paysans de métier habitués à leur climat, habillés en conséquence, étaient contraints à l'abandon. Par ailleurs, les chevaux ne parvenaient plus à enlever les charrettes chargées.

Avec anxiété, nous nous demandons quel sort nous sera réservé si vraiment l'hiver fait son apparition.

Déjà à cette époque, fin octobre, la température descend sous zéro. Chaque nuit, nos vêtements dans un état pitoyable ne parviennent plus à sécher.

Bientôt, la première victime est transportée dans un hôpital. Grelottant de fièvre, un des nôtres ne parvient plus à se soulever sur sa paillasse.

Encore une fois, nous le reverrons, plusieurs semaines plus tard, au Stalag IIB, amaigri, vieilli, portant nettement les signes d'une maladie cruelle.

Le cafard ne nous quitte pour ainsi dire plus. Bien sûr, la misère physique entraîne presque inévitablement une déficience morale.

Nous entrons en plein dans la période des « canards ». Il y en a de source allemande mais la plupart sortent des lettres venant de Belgique. Nous serons rapatriés, oui, non, partiellement, et ainsi de suite. Les pronostics battent leur plein, certains parviennent même à citer la date d'un rapatriement. Malheureusement, le frère « canard » n'a généralement que peu de temps à vivre. Il disparaît lentement pour faire place à son successeur. Mais ces « canards » laissent des traces. Pour les uns, ils sont pendant quelques heures, parfois pendant quelques jours, une source de courage, de force et de survie, tandis que pour d'autres, l'effet de la désillusion en est souvent néfaste. La suite est d'ailleurs négative dans la plupart des cas, car ces désillusions pèsent tellement dans la balance morale d'un homme qui aspire à la liberté, qu'il faut un sacré effort pour se remettre. 

Mais, les « canards » ne font-ils pas partie de la guerre des nerfs ? Ceux de source allemande n'ont d'autre but que de nous procurer un moment d'espoir pour porter plus allègrement notre fardeau et accepter plus volontiers le travail. Ils ont comme résultat surtout de tirer le maximum de rendement de cette chair humaine que nous sommes.

Nous aspirons à voir venir la fin de ce mois d'octobre et aussi de cette maudite campagne de pommes de terre.

Au moment de finir la dernière ligne du dernier champ de « kartoffeln », on nous annonce qu'à partir du lendemain matin, nous repasserons une seconde fois dans tous les champs, heureusement debout cette fois-ci, pour ramasser les pommes de terre mises au jour par le passage des herses.

Traînant un panier à deux, se pencher, se redresser à longueur de journée, nous en avons vite assez. Et dire que nous pensions qu'une pomme de terre gelée n'avait plus aucune valeur !

 

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