HAMMERSTEIN IV
Pendant le rinçage de nos gamelles, notre attention fut attirée par
l'apparition d'un cavalier qui dirigeait sa monture à travers les sapins
en direction de notre cabane. Sans mettre pied à terre, il appelle le
gardien et nous assistons alors à un véritable échange de « Heil Hitler
» dans le vrai style de l'époque.
Et
voilà donc le redoutable « Inspektor ». Nous devons nous aligner pour
lui permettre de nous passer en revue tel qu'un marchand de bétail le
ferait après un achat important.
— «
Demain matin départ à sept heures ! » Sur ces paroles, il tourne son
cheval et disparaît à travers bois.
Un
moment encore, nous regardons cette silhouette. Un véritable Prussien,
une tête de cochon, grand et fort, les cheveux courts, les yeux enfoncés
dans leurs orbites, la lèvre inférieure un peu pendante. Il est habillé
en cavalier et armé d'une cravache de grand calibre.
En
effet, comme disait le Français, ce ne sera guère amusant avec une brute
pareille.
Le
gardien reste provisoirement un point d'interrogation, il ne fait pas de
gaspillage en paroles et les idées qui se cachent derrière les rides de
sa figure restent à deviner. Peu après, nous apprenons qu'il doit avoir
quarante ans et qu'il participa comme fantassin à la campagne de
Pologne. Il serait originaire de Silésie.
L'après-midi touche à sa fin et la température descend sous zéro.
Au
crépuscule, nous nous retrouvons tous à l'intérieur de la baraque, assis
tant bien que mal, éclairés par une lampe à pétrole de calibre plutôt
minuscule. Les conversations vont leur train. Ici, on parle d'études, là
on discute de travail, un peu plus loin ce sont des questions
militaires, et puis le sujet sans fin : le Stalag !
II
est remarquable que tout le monde évita de parler de la Belgique et
pourtant il est certain que le plus grand désir de chacun, plus même, un
désir brûlant attire les idées vers l'ouest. Ne fût-ce que pour quelques
instants, être à la maison ! Une minute seulement, une fois les voir,
une fois leur parler, une fois les entendre.
Quand
on les regarde attentivement, on voit que, du premier au dernier, tous
sans distinction ne sont que physiquement présents dans cette baraque.
Pourquoi parler de toutes ces choses chères mais si loin de nous,
pourquoi retourner le couteau dans la blessure ? Pourtant, cette
situation devient intenable, car au fur et à mesure qu'on fait
connaissance avec la « Kultur » allemande, nous ne pouvons nous empêcher
de faire la comparaison avec notre vie en Belgique. La Belgique, notre
pays, où l'homme reste un être humain dans toutes les circonstances, où
l'homme ne devient pas un pantin idiot trempé dans des slogans
politiques qui veulent lui faire croire qu'il est un « super homme ».
— «
En rangs par trois et en avant marche! » II est sept heures ce lundi
matin, et nous voilà en route, pour le champ de patates.
Aussi
loin que porte le regard, des « kartoffels » et encore des pommes de
terre. Toute la nuit, les machines ont tourné pour les arracher et
maintenant les habitants du patelin sont alignés et prêts, à commencer
la « grande campagne ».
Sur
une rangée, à genoux, un panier pour deux hommes, et déjà on entend un
retentissant et guttural «Los! Los!» !
Entre
nous et les civils allemands se trouvent cinq Polonais, devenus
travailleurs civils « volontaires ». Ils portent un grand P jaune et
pourpre sur la veste. Ensuite s'alignent dans un mélange hétéroclite les
femmes, les enfants, les jeunes et les vieux « Volksgenossen ». Au
total, une centaine d'esclaves.
Derrière nous se promène, fusil en bandoulière, notre gardien ; derrière
les Polonais et les Allemands, ce sont le contremaître et son adjoint
qui font la chasse à ceux qui ne suivent pas la cadence.
Derrière eux, viennent les charrettes tirées par trois chevaux conduites
par des prisonniers français. Pour chaque panier vidé, nous recevons un
ticket, ainsi, nous dit-on, vous êtes payés pour le travail fourni.
Rampant à genoux depuis bientôt une heure, nous entendons soudain le
bruit de sabots d'un cheval. Voilà donc que s'amène « l’ Inspektor ».
Son apparition a un effet terrifiant sur les indigènes, les
conversations cessent, les dos se courbent un peu plus, les mains
grattent, ramassant à une cadence accélérée. Vraiment, c'est
l'effervescence, la panique presque, qui règne parmi ces esclaves
conduits comme au Moyen-âge.
Nous,
qui ne portons évidemment pas d'intérêt à sa personne, nous sommes de
suite l'objet de sa colère. Il fait galoper son cheval le long de notre
groupe et si près de nos pieds qu'instinctivement on les retire lors du
passage de la monture. Il crie, il jure, il agite la cravache et malheur
à celui qui relèverait la tête à ce moment car il attraperait sans pitié
le cuir tressé en pleine figure.
Nous
devons dire objectivement qu'il agit exactement de la même façon
derrière ses compatriotes avec un effet beaucoup plus efficace. En
effet, après quelques minutes, les Allemands ont pris sur nous une
avance de plusieurs mètres. Voyant ce résultat, il revient sur nous en
gueulant et en menaçant d'une telle façon que même le gardien en est
offusqué. D'un ton militaire et ferme, il lui dit que nous ne sommes pas
des « Landarbeiter » et que nous faisons ce genre de travail pour la
première fois de notre vie. Il fait comprendre à la brute que nous
sommes des militaires sous les ordres d'un militaire qui est responsable
pour eux.
Du
coup, ce gardien est monté dans notre estime. Tremblant de colère, le
Prussien s'en va.
Dommage pour la sentinelle et probablement pour nous, deux jours plus
tard, il sera remplacé. Son successeur sera un Berlinois qui fera tout
son possible pour rester dans les bonnes grâces de l'inspecteur.
Le 9 octobre
est une Journée mémorable pour moi, je reçois une lettre et un petit
colis de la maison. La première lettre depuis le mois de mai. Décrire le
soulagement et le bonheur que m'apportent ces nouvelles est chose
impossible. Elle vit donc, là-bas en Belgique, elle vit cette épouse
adorable, quel bonheur pour ne pas dire quelle joie.
Quelques jours plus tard, une autre lettre me dira combien on s'inquiète
à notre égard.
Au
soir, dans la baraque, il n'y a que des corps se tordant, des êtres
gémissants qui se laissent littéralement tomber sur les sacs de paille.
Nous sommes incapables de contrôler nos mouvements tant nos membres nous
font mal. Les genoux gonflés, les mains en sang, les ongles arrachés,
l'épine dorsale refusant de se redresser, provoquent des cris de douleur
à chaque geste. Ces heures, ces journées entières à genoux, sur les
cailloux et les pommes de terre, ont fait gonfler nos jambes qui sont
couvertes d'ecchymoses.
Ne
sachant plus rester à genoux, nous essayons la station debout.
Hélas, après quelques minutes, le mal au dos nous rejette à terre.
Ramasser accroupi n'est qu'une solution temporaire, quel supplice!
Vers
la fin d'une pareille journée, nous traînons littéralement le corps au
sol, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit. Position
d'esclaves.
Plus
d'un homme de notre groupe porte déjà, les signes d'un traitement à la
crosse de fusil, ce qui ne facilite pas le travail.
La
pluie, quasi journalière du mois d'octobre, nous rend la vie plus dure
encore. Trempé et grelottant de fièvre, il faut continuer pour éviter le
pire. Une seule fois, il nous est permis de rejoindre notre cabane à
l'heure de midi car, la population allemande ne tenait pas le coup. Il
est facile de deviner dans quel état nous nous trouvions, sachant que
les paysans de métier habitués à leur climat, habillés en conséquence,
étaient contraints à l'abandon. Par ailleurs, les chevaux ne parvenaient
plus à enlever les charrettes chargées.
Avec
anxiété, nous nous demandons quel sort nous sera réservé si vraiment
l'hiver fait son apparition.
Déjà
à cette époque, fin octobre, la température descend sous zéro. Chaque
nuit, nos vêtements dans un état pitoyable ne parviennent plus à sécher.
Bientôt, la première victime est transportée dans un hôpital. Grelottant
de fièvre, un des nôtres ne parvient plus à se soulever sur sa
paillasse.
Encore une fois, nous le reverrons, plusieurs semaines plus tard, au
Stalag IIB, amaigri, vieilli, portant nettement les signes d'une
maladie cruelle.
Le
cafard ne nous quitte pour ainsi dire plus. Bien sûr, la misère physique
entraîne presque inévitablement une déficience morale.
Nous
entrons en plein dans la période des « canards ». Il y en a de source
allemande mais la plupart sortent des lettres venant de Belgique. Nous
serons rapatriés, oui, non, partiellement, et ainsi de suite. Les
pronostics battent leur plein, certains parviennent même à citer la date
d'un rapatriement. Malheureusement, le frère « canard » n'a généralement
que peu de temps à vivre. Il disparaît lentement pour faire place à son
successeur. Mais ces « canards » laissent des traces. Pour les uns, ils
sont pendant quelques heures, parfois pendant quelques jours, une source
de courage, de force et de survie, tandis que pour d'autres, l'effet de
la désillusion en est souvent néfaste. La suite est d'ailleurs négative
dans la plupart des cas, car ces désillusions pèsent tellement dans la
balance morale d'un homme qui aspire à la liberté, qu'il faut un sacré
effort pour se remettre.
Mais,
les « canards » ne font-ils pas partie de la guerre des nerfs ? Ceux de
source allemande n'ont d'autre but que de nous procurer un moment
d'espoir pour porter plus allègrement notre fardeau et accepter plus
volontiers le travail. Ils ont comme résultat surtout de tirer le
maximum de rendement de cette chair humaine que nous sommes.
Nous
aspirons à voir venir la fin de ce mois d'octobre et aussi de cette
maudite campagne de pommes de terre.
Au
moment de finir la dernière ligne du dernier champ de « kartoffeln », on
nous annonce qu'à partir du lendemain matin, nous repasserons une
seconde fois dans tous les champs, heureusement debout cette fois-ci,
pour ramasser les pommes de terre mises au jour par le passage des
herses.
Traînant un panier à deux, se pencher, se redresser à longueur de
journée, nous en avons vite assez. Et dire que nous pensions qu'une
pomme de terre gelée n'avait plus aucune valeur !
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