HAMMERSTEIN III
Le 21 septembre
s'annonce comme une journée grisâtre. Une trentaine de prisonniers, en
rangs serrés, se dirigent lentement vers la sinistre porte d'entrée du
stalag IIB. Avant de sortir, une derrière « fouille » les soulage des
objets qui pourraient, selon les Allemands, devenir trop encombrants
pendant le voyage!
Compter et recompter, un tas de recommandations à l'adresse de nos
sentinelles par un des officiers du camp, un vibrant « Vorwärts » et
nous voilà au-delà les fils de fer barbelés.
Vingt
et un élèves de l'Ecole Militaire, trois de l'Ecole .des Cadets, deux
vieux soldats rengagés et quatre sous-officiers de carrière, ces
derniers appartenant au même régiment d'artillerie lourde, font partie
de ce « Kommando ».
Avec
mes trois amis Jef, Gust et Pol, je partagerai dorénavant les bonnes et
les mauvaises heures. Qu'il y aura plus de mauvaises que de bonnes,
n'est pas difficile à pronostiquer.
La
route vers la gare d'Hammerstein nous semble moins longue qu'à notre
arrivée, il y a quelques jours. Moins chargés et moins nombreux, nous
rend un peu plus optimistes. Et puis, malgré tout, nous commençons à
regarder la situation en face.
Dans un wagon à
bestiaux, bien fermé, nous arrivons vers 9 h 30 à Neustettin. Nous y
resterons jusqu'à deux heures de l'après-midi. Par les ouvertures
étroites des fenêtres garnies de barreaux nous
observons, chacun à notre tour, les
environs de la gare. Vers midi, une surprise nous attend. Un train de
prisonniers entre en gare et s'arrête, hélas, un peu trop loin de nous
pour que nous puissions engager une conversation. Sévèrement gardés,
ils essaient, eux aussi, de se faire une idée des environs et de
deviner la nationalité des occupants de notre wagon. Après quelques
minutes nous constatons qu'il s'agit d'un train de Belges, des aviateurs
venant du Maroc. Pauvres amis, encore quelques heures et cette même
porte, avec ce même grincement s'ouvrira devant vous et vous engloutira
sans pitié. Peu après, il ne vous restera que votre bouche pour maudire
ce monde bouleversé.
Notre
wagon est accroché à une autre rame, et bientôt nous notons au passage
les gares Dallenthin, Gramenz-Grünewald et finalement Büblitz où nous
arrivons vers 16 h.
Peu
avant l'arrivée j'avais fumé ma dernière demi cigarette.
Devant la gare, un
tracteur avec remorque nous attend. II nous conduira vers le « patelin »
qui sera notre destination finale. Ce village au nom de « Krampe » est
situé à environ
18 kilomètres
de Bublitz et complètement perdu dans l'immense « bled » du nord de la
Poméranie. La ville la plus proche est Köslin, à environ
30 kilomètres.
A
trente sur une remorque plate, par des chemins de terre et à travers
champs, ne peut s'appeler un voyage touristique et malgré cela c'est
autre chose qu'un wagon à bestiaux, devenu trop classique. Au moins nous
pouvons respirer profondément l'air libre, même s'il appartient à une
contrée maudite.
Le
paysage est dominé par des champs de pommes de terre de dimensions
inconnues, entrecoupés de quelques petits bois de sapins et de taches
marécageuses. Voilà donc les champs de « Kartoffeln » tant renommés et
si redoutés
Je
dois dire pourtant qu'ils ne nous font pas tellement peur en ces
moments; et puis, après tout, on aurait pu arriver dans un « Kommando »
de marais ou de mines de sel, ce qui n'est certainement pas mieux.
Et
voici « Krampe ». L'unique rue du lieu se présente sous des formes
différentes, tantôt pavée sur une vingtaine de mètres, plus loin se
continuant en chemin de terre plein d'ornières et de trous, le tout
copieusement aspergé de bouses. Sur le côté gauche de cette rue, un mur
long d'au moins cent mètres derrière lequel la propriété de ce qu'on
appelle là le « Schloss ». D'ailleurs, en Poméranie, tout village qui se
respecte possède son « Schloss » même si ce n'est que, comme dans
beaucoup de cas, un «Ersatz-Château ».
Une
descente jusqu'au niveau de la rivière, cette dernière passant sous la
route, nous amène tout de suite en dehors du village.
Sur
le côté droit de la rue, nous voyons une « Kantine », une forge, une
charronnerie et une dizaine de maisons. Tout cela appartient au « Herr
Ritter ». Plus écartées de la route se trouvent quelques maisons
d'ouvriers, toutes dans le même style, les murs en argile et les toits
couverts de paille ou d'un genre d'osier.
Au-delà de la rivière, cachée dans un bois de sapins, et bien à distance
de la route se trouve notre cabane. Une baraque en bois de 12 m sur 6.
En entrant, deux petites chambrettes pour nos gardiens, le restant de la
baraque, coupé en deux parties par une cloison, nous servira de salle à
manger et de chambre à coucher.
Le mobilier de la salle
à manger est aussi simple que possible : deux tréteaux portant une
planche d'environ 5 m. le tout complété de deux bancs de même longueur.
Dans
l'autre partie de la baraque, quinze couchettes superposées. En réalité,
ce ne sont que des bacs en bois garnis d'une mince couche de paille.
Dans
la paroi de la baraque, deux fenêtres minuscules, garnies de barres de
fer et de l'inévitable «barbelé». Toute l'installation étant entourée
d'une clôture de plus de trois mètres de haut.
A
notre arrivée, tous les habitants semblent être au rendez-vous et
viennent se grouper autour de nous. Devant tant de curiosité, nos
gardiens bombent la poitrine et se croient du coup d'une importance
démesurée car un tas de questions leur sont posées : « Tommies » ? «
Nein, Belgier ». « Ach so. Belgier ! ». Combien ? D'où viennent-ils?
Comprennent-ils l'allemand ? On ne compte plus le nombre de fois que le
« Heil Hitler » nous fait frissonner. Autant de fois que mon ami Jef
répond en murmurant : «Crève» !
Nous
sommes fatigués et nous avons faim, nous sommes sales et non rasés,
assis sur nos paquets, nous ne faisons certainement pas l'impression
d'une troupe de combattants pleine d'allure et d'enthousiasme mais il y
a de quoi, nous n'avons plus mangé depuis la veille !
Un
groupe de gamins de la « Hilter-Jugend » s'approche de nos gardiens et
le jeu des questions et réponses recommence. A la fin de cette
conversation, le « Führer » de la jeunesse fait son résumé :
«
Oui, on voit bien que là bas en Belgique, ils ne sont qu'à moitié
civilisés et ils n'avaient sans doute pas beaucoup à manger, regardez
comme ils sont maigres et pas soignés. En plus, ils ne prennent pas la
position militaire quand on leur adresse la parole. Vraiment, ça leur
fera du bien de connaître une occupation aIlemande pour un certain
temps. »
Certes, nous aurions préféré un coup de crosse plutôt que d'être obligés
d'entendre pareille hérésie sans avoir le droit de répliquer.
On
les devine convaincus qu'en Belgique, les canons passaient avant le
beurre...
Pourrait-on jamais donner un nom à cette peine profonde qui nous
poignardait le cœur en ces moments ?
Ainsi, nous sommes dorénavant des travailleurs de champ pour le compte
du « Rittergut Krampe » à qui appartient, à deux ou trois maisons près,
tout le village.
Escortés jusqu'à l'intérieur de la baraque où les effets sont déposés,
deux hommes sont désignés pour aller prendre dans une dépendance du
château notre premier repas de campagne.
Chacun reçoit son bol métallique rempli de « Milchsuppe », du lait et de
la farine, et deux tranches de pain. Un véritable festin pour l'estomac
vide. Après vingt sept heures sans la moindre nourriture, il va de soi
que le moral monte avec le nombre de cuillerées de soupe.
A la
lumière d'une lampe à pétrole, chacun se débrouille et s'installe.
Bientôt, par un sommeil profond, le corps retrouvera ses forces tandis
que l'esprit volera vers la Belgique si cruellement éprouvée et vers
ceux qui nous sont chers.
«
Aufstehen » ! En ce monde, tout à son temps, puisque nous avons, d'après
les normes prussiennes, encore beaucoup à apprendre en matière de «
civilisation » !
Dire que ce dimanche
22 septembre nous apporte une ambiance de jour de fête serait forcer la
vérité.
Depuis bien des semaines, nous savons que le rassemblement doit se faire
au cri de « Antreten ». Le gardien nous fait lecture d'une série de
prescriptions et de communications qui pour nous, se ressemblent d'une
façon étrange car elles commencent toutes par le même mot, qui nous
poursuivra pendant des années : « Verboten » I
«
Verboten » de se trouver à l'extérieur du barbelé : on tire sans
avertissement ; défense d'adresser la parole à un civil allemand ;
défense.... : « Verboten... » ; « Verboten.... »
Le
plus ancien sera responsable des actes de ses camarades. Il est le seul
à pouvoir s'adresser au gardien. Notre ami Gust, le plus haut en grade
est l'homme tout désigné. Les élèves de l'Ecole militaire, gonflés,
(noblesse oblige!) ne sont pas d'accord. Voyons, un sous-officier de
carrière qui sera leur chef... impossible !
Gust
se retire honorablement.
Quand
les gardiens sont présents, nous pouvons aller jusqu'aux premiers arbres
qui bordent la clairière, ce qui veut dire une vingtaine de mètres. Une
charrette chargée de bois à brûler vient se ranger devant la baraque et,
cette fois-ci, sans qu'on nous le commande, le tas de branches et de
racines est transporté dans le couloir.
Des
communications du « Wachmann », nous avons retenu particulièrement que
nous devons prendre le déjeuner à la ferme, le matin à six heures, le
midi quand la nourriture arrivera sur le travail, et le soir... à la
rentrée. Tout bien calculé, nous ramasserons des pommes de terre pendant
environ onze heures par jour.
Les
heures du dimanche passent vite.
Figurez-vous, se laver, se raser, une véritable joie !
A
l'heure de midi, les copains et moi-même nous nous présentons pour aller
chercher la nourriture au château, question d'être dehors et de
reconnaître le lieu. Grande est notre surprise de voir dans cette
immense cuisine, un prisonnier français comme cuistot.
En
quelques secondes, il nous raconte qu'ils sont à dix prisonniers
français dans le «patelin», et qu'ils font les charretiers en
remplacement des « Schleus » mobilisés.
Faites attention pour l’ « Inspektor » dit-il, une véritable bête
féroce. Tout le village tremble devant lui, c'est un seigneur du Moyen
Age, transformé en grand chef nazi. Ainsi, nous apprenons que le
propriétaire de la ferme est remplacé dans l'exercice de ses fonctions
par ce fonctionnaire de l'Etat.
Nos
gardiens trouvent que cette conversation dont ils ne comprennent rien
n’a déjà duré que trop longtemps et par quelques « Los ! Los ! », nous
sommes poussés dehors.
Ce
jour-là, la ration fut abondante : deux grandes cruches de soupe, vidées
en un rien de temps.
Qui
sait ce que sera demain ?
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