HAMMERSTEIN II
Nous
sentons nous-mêmes que bientôt la situation changera car en effet, des
petits groupes se forment, des liens se nouent, des amitiés se créent,
la solidarité se renforce. Des idées sont développées et des plans sont
discutés. Nous méditons la résistance, voire la vengeance.
Nous ne logeons
toujours pas, comme les « anciens », dans les baraques. Pour quelles
raisons ? Nous n'en savons rien. Et pourtant, nous sommes déjà bien
acclimatés, désinfectés, les cheveux coupés et soulagés de tout objet de
valeur, l'argent inclus. Nous sommes dotés de la plaquette
d'identification et notre photo repose bel et bien dans les archives du
stalag. Rien à faire, nous restons provisoirement sous les tentes dans
le sable de la Poméranie.
Une
série de baraquements en construction seront bientôt habitables. De ceux
qui sont achevés, il n'y en a plus qu'un seul qu'on sait, pas encore
occupé.
Il
faut savoir qu’environ 350 hommes trouvent du logement dans une baraque
et nous sommes toujours près de 1.200 sous les tentes ! Il est évident
que !e commandant du camp, plutôt ses « chiens de chasse » cherchent la
solution « idéale » pour eux, c'est à dire envoyer au travail en dehors
du camp les trois quarts de notre convoi.
Bientôt le bruit se
confirme que tous ceux qui n'ont pas 45 ans, seront envoyés dans les «
Arbeits-kommando ».
Me référant à la
Convention internationale de Genève, je provoque, avec trois copains,
une entrevue avec le «Sonderführer».
— Genève n'existe plus pour nous, nous sommes les maîtres, vous
avez perdu la guerre, lance-t-il dans la figure.
Mais
aussi sec un de nous trois répond :
— Une guerre que l'Allemagne n’a toujours pas gagnée.
Cette
réponse provoque une vague de colère chez le Fritz qui s'exprime en une
série de malédictions suivies d'un ordre à une sentinelle.
— Amenez ce « verfluchter Belgier » pour trois jours dans le
cachot.
Sans
le moindre doute, il nous considère tout bonnement comme des esclaves.
Premier dimanche au stalag IIB. Vers neuf heures, il nous est permis
d'assister à la messe qui sera dite par un aumônier français sur la
plaine à l'extérieur du camp. II suffit de savoir que cette messe aura
lieu en dehors des fils de fer barbelés pour comprendre que tout le
monde, jusqu'au dernier homme, y assistera. En rangs par cinq, la
colonne se met en marche, encadrée d’un nombre respectable de
sentinelles armées. Longue de plus d'un kilomètre, les premiers rangs
sont déjà sur la plaine quand les derniers n'ont toujours pas quitté le
camp. Soudain des coups de sifflet.
Le «
Sonderführer » ordonne le pas de course aux premiers arrivés.
Bientôt la colonne en
courant contourne l'immense plaine jusqu'au moment où le dernier a
franchi l'entrée de l'espace où nous allions
pour assister à
la messe ! Quelques exercices de « couché debout » complètent la
cochonnerie et finalement le prêtre reçoit l'autorisation de commencer
sa messe. Flanqué d'un interprète allemand et de deux sentinelles,
l'aumônier récite des prières pour ces milliers d'hommes qui le
regardent en silence et recueillis. Tête nue, d'une piété touchante, ils
suivent les mouvements du prêtre. Il n'est pas difficile de deviner
leurs pensées, là-bas, chez eux, dans leur ville ou village, on dit sans
doute aussi la messe à cette heure, on prie pour eux, oui, ils en sont
convaincus.
Des
sentinelles allemandes choisissent les moments les plus recueillis pour
hurler des ordres et des menaces. Vraiment la civilisation qu'ils nous
prêchent tout le temps n'a plus besoin d'autres exemples pour convaincre
le plus hésitant !
Après
cet exercice religieux suit celui du « Sonderführer ». Courir, se
coucher, se relever et encore courir. Tout cela au ton de hurlements car
les barbares désirent se surpasser en brutalité devant leur chef.
Comme
un immense troupeau de bétail, entouré de cow-boys, nous sommes poussés
vers la gueule de cette bête préhistorique qu'est la porte d'entrée du
camp. Une fois de plus, elle s'ouvre, puis se referme derrière nous dans
un grincement sinistre.
Pendant notre absence nos « protecteurs » n'ont pas trouvé mieux que de
retourner toutes nos affaires et, bien entendu, de voler tout objet qui
en valait la peine. Des valises forcées, des havresacs ouverts, le
contenu éparpillé par terre. Nos protestations restent sans résultat.
Lundi 16 septembre.
Nous recevons une carte imprimée nous permettant de donner de nos
nouvelles à nos familles ou tout au moins de leur faire savoir que nous
sommes en vie. « Je suis en captivité au stalag IIB, numéro... et en
bonne santé. » Laconiques, certes, mais ces quelques mots apporteront
certainement une grande consolation dans le cœur de ceux qui vivent
anxieux depuis de longs mois.
Nous
apprenons le lendemain qu'on s'occupe activement de dresser les listes
des équipes qui seront envoyées dans les « Kommandos ». Il est de toute
évidence que chacun de nous essayera de se soustraire le plus longtemps
possible à la vie de bagnard dans des « Kommandos », dont on ne raconte
rien de bon. C'est à cette occasion que l'ingéniosité et la ruse, qui
seront plus tard les caractéristiques du prisonnier, entrent pour la
première fois dans notre vie quotidienne.
Malgré la « défense » d'entrer dans les baraques de prisonniers d'autres
nationalités, nous passons outre à cette interdiction. Nous sommes des
copains, des amis, bien que nous ne parlions pas la même langue, Que
nous n'ayons pas les mêmes mœurs et coutumes, nous avons cependant
quelque chose de commun, quelque chose de grave : notre haine des
Allemands.
Ce
sentiment commun fait le lien entre nous tous. Il est à la base de ce
qui sera une communauté fermée et une amitié à toute épreuve. Ce
sentiment créera une camaraderie et une compréhension meilleures et plus
vite qu'aucun diplomate n'aura jamais réussi à le faire. Que nous nous
trouvions chez les Français ou chez les Algériens, Marocains ou
Sénégalais, que ce soit chez les Polonais ou les Russes blancs,
combattant avec l'armée polonaise, partout nous sommes admis en amis.
Les Spahis et les Zouaves deviennent nos véritables copains, de même que
les Yougoslaves, et plus tard les Anglais et les Américains.
Bien
sûr, les anciens remarquent de suite que vous êtes nouveau mais un clin
d'œil et une tape à l'épaule vous mettent immédiatement à l'aise.
Personne ne doit le dire mais on le sent « un pour tous et tous pour un
». Serviabilité et fraternité ne sont pas simplement des notions parmi
les prisonniers, mais des réalités sincères et profondément senties.
Derrière les barbelés tout est réparti et partagé, l'individu n'aura pas
faim, la communauté bien.
Il
est certain qu'ici comme ailleurs il y a des brebis galeuses. Dans un
but politique où tout bonnement par peur ou par lâcheté, il en est qui
se mettent au service de l'ennemi et qui ne reculent pas devant l'acte
« répugnable » et lâche de trahison envers leurs frères d'armes. Ils
vont même jusqu'à faire des platitudes devant les Allemands en se
présentant comme volontaires pour des travaux dans le camp. Détestables
fripouilles, heureusement en minime quantité.
Pendant ces jours de
septembre, une commission soi-disant belgo allemande fait son apparition
au stalag IIB. Elle a comme mission de séparer les Flamands des Wallons
afin d'établir les listes de rapatriement au profit des premiers. Un
sujet belge, le nommé H..., flanqué de deux « Schleux », se charge de ce
travail. Les brebis galeuses, une dizaine environ, se mettent à la
disposition de ce renégat et une fois encore, Ils gagneront les trente
deniers... peut être même leur rapatriement, en trahissant
bassement ceux qui essaient de se
faufiler entre les mailles du filet. Dans la « Kartei » où se déroule
cette sinistre opération nous assistons à des scènes pénibles chaque
fois qu'un militaire de carrière, refusé d'office pour le rapatriement,
risque sa chance en se faisant passer comme comptable, facteur, forgeron
ou autre métier quelconque. Vendu par un des Judas, il sera traîné au
cachot. Il paie son audace par un nombre respectable de coups de crosse
et de botte.
Le
départ en « Kommando » bat son plein. On les voit partir, les
malheureux, par petits groupes de 5, de 10 ou de 20. Encadrés de deux
sentinelles, ce qui leur reste de bagages sous le bras ou sur le dos,
ils se dirigent vers la sortie. Cette sortie qui pour eux n'a rien de
joyeux mais n'est autre qu'une entrée dans le monde des condamnés aux
travaux forcés. Bientôt, ils seront à destination, dans les champs, dans
les mines de sel, dans les forêts, sur les routes, dans les marais.
A
chaque heure le « Feldwebel » fait son apparition, porteur de nouvelles
listes de numéros. A chaque heure des copains nous quittent. Bonne
chance les amis, maintenant à vous, tantôt à nous.
Le 18 septembre
le nombre d'occupants des tentes a diminué de plus de la moitié. Les 500
rescapés provisoirement doivent s'installer dans deux baraques. La
baraque 22 sera dorénavant, peut-être seulement pour quelques heures,
notre demeure. Elle est partagée en deux parties dont chacune comporte
environ 500 couchettes à trois étages. Un petit local qui devait servir
de lavoir sépare les deux demi - baraques. En général toutes ces
baraques sont surpeuplées, souvent le nombre d'occupants atteint les
400, voire même les 500.
L'espace libre entre les couchettes et les fenêtres doit permettre à une
cinquantaine de prisonniers de s'asseoir, et encore, ce couloir est
divisé en plusieurs petites places par autant de cloisons de bois.
Nous
ne tarderons pas à comprendre l'utilité de ces cloisons, lorsqu'on fait
la « chasse à l'homme ». En effet il est très difficile d'entourer à
l'intérieur de la baraque un pourchassé de telle façon qu'il soit
invisible pour les Allemands.
Dans
chaque partie d'un baraquement se trouve un feu, un four bâti en
briques. Il nous prouve qu'éventuellement on pourrait y faire du feu.
Les carcasses des
couchettes dont le premier étage se trouve à environ 30 cm au dessus des
pavés et le troisième à plus ou moins 2,30 m, portent une paillasse en
papier, contenant une poignée de paille dont l'épaisseur ne sera plus
que de deux centimètres après quelques nuits. Cinq fenêtres permettent
l'aération et... peut-être autre chose aussi !
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