HAMMERSTEIN
XI
Un peloton de soldats armés, sous le commandement de "Jerry" ou
"Souriant", quitte le corps de garde à l'entrée du camp et se dirige
vers l'allée centrale. Rien de bon qui s'annonce, aussi nous observons
avec appréhension l'arrivée de cette troupe. Il n'y a plus de doute,
c’est pour nous, c'est la fouille. Un arrêt devant la baraque, un " à
droite-droite " et les voilà lancés vers la porte d'entrée.
Deux sentinelles à chaque porte et une patrouille devant chaque rangée
de fenêtres nous empêchent de quitter la baraque, d'ailleurs au cours de
ces opérations les armes sont toujours prêtes à tirer.
Des coups de gueules et des crosses de fusils nous entassent et nous
tiennent contre la paroi de la baraque et le jeu commence. Une véritable
partie de pillage. Chaque soldat prend une rangée de lits pour
son compte, tout est ouvert, tout sera retourné. Pendant ce temps
d'autres examinent le sol, le plafond, les montants, les tables et les
bancs, rien n'échappe à cette ruée de sauvages. De temps en temps on
entend un " Ach so " triomphal lorsqu'ils mettent la main sur un objet
soi-disant défendu. S'il s'agit d'un rasoir ou d'un couteau, alors la
trouvaille provoque une exclamation résonnante comme par exemple "Ah
Schweinhunde". Les lames de rasoir sont confisquées, demain nous
pourrons les racheter à la cantine ...
Trois pommes de terre crues, cachées dans mon matelas, me procurent
autant de gifles, et dire que je les ai payées 10 Pf pièce à peine une
heure avant la fouille.
Si par hasard vous avez un morceau de savon dans votre butin et vous
êtes appelé auprès de vos affaires, vous le montrez froidement au
fouilleur et vous constaterez une détente immédiate dans ses traits
durs. Vous l'entendrez murmurer " Seife ... schön, schön " pendant qu'il
fait semblant de continuer la fouille. Il s'approche de ce trésor et
fera disparaître le morceau de savon dans sa poche. Encore une minute ou
deux d'un semblant de fouille et voilà qu'il s'avance jusqu'auprès de
Jerry pour lui annoncer, la main au béret et les talons joints : " In
Ordnung, Herr Sonderführer ".
Oui, tout est alors en ordre, car sans broncher on vendrait le Ille
Reich d'Hitler pour un morceau de savon.
Il est clair que de notre part ce moyen n'est utilisé qu'en extrême
nécessité, c'est à dire lorsqu'on a quelque chose de très important à
cacher. C'est ainsi que j'étais un jour appelé à agir de la même façon
pour éviter la découverte de mon journal de campagne, découverte qui
aurait pu avoir des graves conséquences. Plus tard, un camarade
travaillant comme employé dans le bureau de la censure, réussira à
cacheter mon carnet du sceau de la censure " Geprüft ". Ainsi "Vu et
trouvé sans importance" il était provisoirement à l'abri d'une
confiscation.
Des punitions communes, si lourdes et injustes qu'elles soient, nous
semblent toujours plus faciles à subir qu'une mesure individuelle.
Incarcération dans le cachot ou prison n'est pas considéré comme une
grave punition par les prisonniers. Il n'en est pas le même pour des
mesures vexatoires et inhumaines comme par exemple rester pendant une
heure en position militaire les mains sur la tête, quelque part au
milieu de la plaine.
Courir sans arrêt dans un cercle de
quelques mètres jusqu'au moment ou, à la bout de souffle, et sous
l'influence du vertige, vous piquez, la tête en avant, dans le sable.
Le prisonnier est obligé de saluer les officiers et les sous-officiers
Allemands. Nous évitons soigneusement de les approcher. Quand nous nous
trouvons sur la route centrale et, par surprise, nous n'avons plus
l'occasion de disparaître dans une baraque, nous tournons la tête, comme
par hasard, dans la direction opposée. Sachant d'avance que la punition
classique suivra, nous préférons ramasser les plus petits papiers et
autres déchets pendant une heure, que de lever la main jusqu'au bonnet.
Une sentinelle vous accompagne pendant l'exécution de cette corvée.
Une punition des plus pénibles est celle de devoir ramper à genoux tout
autour du camp, entre les deux murs de barbelés et à l'intérieur des
rouleaux de barbelés déroulés en spirale. Ces spirales ont un diamètre
d'environ un mètre ce qui vous oblige de rester à genoux durant tout le
trajet ou tout au moins ce qui vous empêche de redresser une fois le
corps. Il faut alors retirer les maigres brins d'herbe qui poussent dans
cette terre maudite, et nous y ajoutons de suite, que la longueur de la
clôture du camp doit mesurer près de deux kilomètres. Vous vous imaginez
aisément les conséquences d'un tel traitement.
Depuis les premières semaines des projets d'évasions sont formés et
préparés. Tenter sa chance est d'ailleurs la grande aspiration de la
plupart des prisonniers. Cette entreprise est, pour avoir un minimum de
chances de réussir, soumise à quelques conditions primordiales. Une
certaine connaissance de la langue allemande, quelques vivres de
réserve, une tenue civile et finalement une carte ou un compas, en sont
les substantielles.
Un prisonnier Français, évadé, est ramené au Stalag avant que nous nous
soyons aperçus de son départ. Un prisonnier Belge s'évade, pendant deux
jours nous n'avons pas de ses nouvelles, le troisième jour il est remis
aux mains des gardiens du camp par la " Polizei ". Quatre Français
tentent leur chance, ils sont poursuivis par les SS accompagnés de
chiens, on les découvre à une vingtaine de kilomètres de la frontière
Polonaise, dans une meule de foin, qui sera criblée de balles par les
poursuivants. Le résultat est un mort et deux blessés. Et malgré tout,
parfois le coup réussira.
Au printemps de 1941 les Allemands construisent une nouvelle série de
baraques sur les terres abandonnées dans le fond du camp. Les travaux
sont dirigés par un entrepreneur qui, il va de soi-même, est un fervent
Nazi qui porte le brassard à croix gammée. Il donne ses ordres en
gesticulant et sans omettre la série des " Heil Hitler " dont il semble
avoir une quantité en réserve.
Deux sous officiers Français possédant la langue Allemande, ont réussi à
se procurer une tenue civile, même avec le brassard à croix gammée. Ils
attendent patiemment le moment favorable pour mettre en exécution leur
plan d'évasion. Un des deux se fera passer pour l'entrepreneur, et son
copain comme l'assistant. Les postes guetteurs, car des dizaines de
camarades jouent dans la combine, rapportent tous les renseignements
utiles tels que langage, gestes, façon de marcher et même des
particularités physiques des deux allemands. Le jour que le " Bauleiter
" est absent sera le jour H.
Un beau matin, les guetteurs signalent ; tout le monde au travail sauf
l'entrepreneur et son assistant. Les alentours de la baraque 20 sont
inspectés et au moment ou les patrouilles se sont éloignées à une
distance respectable, va commencer une des plus belles évasions d'une
audace et d'un sang-froid de maître.
En tenue civile, une serviette sous le bras, un crayon derrière
l'oreille, " l’entrepreneur " quitte la baraque par l'arrière pour
arriver inaperçu sur l'allée centrale. Il est suivi de son assistant qui
porte d'une façon négligente un double mètre déplié, pendant qu'il note
des chiffres dans un carnet de travail.
Sitôt sur la route ils commencent le travail. Le double mètre déplié ils
mesurent la longueur de la route, prennent note et discutent. De temps
en temps "l'entrepreneur" hurle un bon coup contre son assistant car il
lui faut la longueur exacte de la route. Des patrouilles et des gardiens
passent, on se salue par un "Heil Hitler" bien sonnant. Mais, voilà "
Bouboule " qui s'amène. En se promenant il s'approche de nos deux
Français qui semblent être plongés dans leur travail. Bien ne se passe
et nous voyons même l'entrepreneur qui regarde le Feldwebel en le
saluant de la main levée. " Bouboule " tout content, répond d'un " Heil
Hitler ".
Déjà ils sont arrivés en face de la baraque 8. Formidable tension dans
le camp parmi ceux qui sont au courant de l'enjeu. Baraque 6, un frisson
nous glisse le long de l'épine dorsale, "Souriant" sort de la baraque se
dirigeant vers la route exactement à l'endroit où nos deux resquilleurs
sont en plein travail. D'une voix ferme l'entrepreneur commande à son
assistant de mesurer la largeur de la baraque, et sous le nez du "
Souriant " l'opération se poursuit, un grand " Heil Hitler " jovialement
rendu par le lieutenant allemand les rassure certainement.
Exactement devant les pieds de la première sentinelle à l'intérieur de
la porte d'entrée, ils mesurent à nouveau la largeur de la route, puis
dans le sens de la longueur ils dépassent le gardien qui les regarde
d'un oeil désintéressé. Les voilà devant la double sentinelle à la porte
de barbelés et en plein dans ce qu'on pourrait appeler la gueule du
lion. En effet, autour du corps de garde, la Kartei et la Poste c'est un
véritable grouillement de " Feldgrau ". On ne cesse d'échanger des "
Heil Hitler " et nous voyons notre duo mesurer les derniers mètres
devant la double sentinelle. Et voilà la porte qui s'ouvre. Comme le
coeur doit battre dans la poitrine de ces deux audacieux. Nous qui les
suivons des yeux et d'une façon inaperçue, nous tremblons de nervosité.
Il reste encore le corps de garde, ils n'ont déjà plus de barbelés
devant eux mais bien une dernière émotion,.... en effet, ... en ce
moment même, le Commandant du Camp sort du bâtiment qui abrite la garde.
Après le salut Hitlérien notre entrepreneur donne des instructions à son
second pour mesurer la largeur du bâtiment, l'officier les observe un
moment et semble s'intéresser à leur travail. Dans une tension extrême
nous entendons les ordres de l'entrepreneur, admirablement sûr de lui
même : "Marquez, vingt deux mètres, huit mètres cinquante, le bois
nécessaire - disons nous trois semaines, commencer le plus vite
possible" tout cela dans un allemand parfait. Un dernier " Heil Hitler "
pour le Commandant du Camp et tout en discutant fermement, ils passent
la sentinelle devant les armes qui ne les regarde même pas.
Ils sont passés à travers tout, nous les voyons encore pendant un
moment, gesticulant, sur la route pour Hammerstein. Bravo les gars !
Dans le cas le plus défavorable leur disparition ne sera remarquée qu'à
l'appel de ce soir à 19 :00 h. Ils ont plusieurs heures d'avance, et
avec un peu de chance leur départ ne sera signalé que demain car nous
allons faire "râter" l'appel ce soir, et alors ils doivent avoir un
nombre respectable de kilomètres entre eux et le Stalag IIB à
Hammerstein.
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